mardi 26 novembre 2013

Aristote - Les Catégories (5) [f]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance

    (f) La substance comme réceptacle des contraires

Dans cette dernière section, j'examine ce qui, selon Aristote, constitue l'aspect le plus propre (idios, ἴδιος) à la substance, ce qui ne revient qu'à elle. Cet aspect s'énonce de la façon suivante: la substance, tout en restant identique (tautos, ταὐτός) et numériquement une (hen arithmôi, ἓν ἀριθμῷ), peut recevoir (einai dektikon, εἶναι δεκτικόν) les contraires (enantiôn, ἐναντίων).

Commençons par un exemple. Cet homme-ci peut être tantôt assis, tantôt debout, ou bien tantôt chaud, tantôt froid, ou encore tantôt sain, tantôt malade. Dans tous ces cas, il s'agit toujours du seul et même homme, ce dernier éprouve simplement un changement qui le fait aller d'un contraire à l'autre.

Le fait que ce soit la substance qui éprouve le changement est important, car d'autres choses peuvent recevoir les contraires. Aristote cite l'exemple de la parole (logos, λόγος) ou l'opinion (doxa, δόξα). Imaginons un homme assis, et examinons la proposition ``cet homme est assis''. Lorsque cet homme est assis, cette proposition est vraie, mais dès qu'il se lève, cette proposition devient fausse. Ainsi, on pourrait croire que cette proposition partage avec la substance le fait de recevoir les contraires, puisqu'elle reçoit tantôt le vrai, tantôt le faux. Sauf que dans cet exemple, ce n'est pas la proposition qui éprouve le changement mais cet homme-ci qui est tantôt assis, tantôt levé. La proposition, elle, n'éprouve aucun changement. Le support du changement est la substance (première ici) ``cet homme''.

Aristote n'en dit pas plus à propos de ce dernier aspect, et j'avoue que je reste assez perplexe. Il me semble que l'argument développé par Aristote est lié à la notion de changement (on retrouve dans le texte le verbe gignomai, γίγνομαι, je deviens, ainsi que metaballô, μεταβάλλω, je change). Car lorsqu'on dit qu'une substance peut recevoir, par un changement en elle-même, des contraires, on ne dit évidemment pas qu'elle peut recevoir les contraires en même temps. Cet homme-ci ne peut être à la fois debout et assis, mais peut être tantôt assis, tantôt debout. Et pourtant, il s'agit toujours du même et unique homme. Il semble donc qu'il se joue ici tout le problème de la permanence de l'identité à travers le changement. En d'autres termes, je dirais que ce qui assure qu'une chose est une substance est ce par quoi cette chose peut-être dite identique à elle-même à travers le changement, ce changement étant éprouvée en elle-même et pas en une autre chose.

Mais je ne peux m'empêcher à la fameuse histoire du bateau de Thésée. Voici ce que rapporte Wikipedia. D'après la légende grecque, rapportée par Plutarque, Thésée serait parti d'Athènes combattre le Minotaure. À son retour, vainqueur, son bateau fut préservé par les Athéniens: ils retiraient les planches usées et les remplaçaient - de sorte que le bateau resplendissait encore des siècles plus tard. La question est de savoir si, lorsque toutes les pièces ont été remplacées, il s'agit du même et unique bateau. En somme, ce bateau de Thésée est-il la substance première ``ce bateau de Thésée'' ?

Conclusion

Les questions évoquées ci-dessus nous entraîneraient hors du cadre de l'ouvrage étudié ici, et je n'irai donc pas plus loin. Quoiqu'il en soit ce billet clôt le chapitre consacré à la catégorie de la Substance. Pour résumer, les substances partagent une fonction de support (hupokeimenon) qui admet (au moins) deux modes: le mode kath'hupokeimenou, le mode en hupokeimenôi. Le mode kath'hupokeimenou permet d'organiser les substances en une hiérarchie de classes (espèces et genres), les substances premières étant aux fondements de cette hiérarchie. Le mode en hupokeimenôi, lui, ne s'applique à aucune substance, c'est-à-dire qu'aucune substance n'est dans une chose. Cet aspect n'est cependant pas propre à la substance (la différence, diaphora, διαφορά, également ne peut pas être dans une chose). Par ailleurs, la catégorie de la Substance entretient un rapport étroit avec le réel, dans la mesure où une substance première désigne toujours un élément singulier réel (tode ti, τόδε τι), tandis qu'une substance seconde désigne une collection synonymique d'éléments réels et singuliers qui sont semblables relativement à la définition de cette substance seconde. De plus, une substance (première ou seconde) n'admet pas de contraire, et ne peut pas être plus ou moins ce qu'elle est déjà. Enfin, ce qui est propre à la substance est le fait de pouvoir recevoir des contraires tout en restant identique et numériquement une.

En ce qui concerne la catégorie de la Substance, voilà qui est dit.
Scons Dut

Aristote - Les Catégories (5) [d,e]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance
En raison de leur brièveté, je vais examiner les deux paragraphes (d) et (e) dans ce billet.

    (d) L'absence de contraire

Toujours dans la recherche des aspects de la substance, Aristote énonce le fait qu'une substance n'a pas de contraire (enantion, ἐναντίον). La notion de contraire est un type particulier d'opposée, notion qu'on étudiera au chapitre 11. Elle correspond assez à notre notion usuelle de contraire. Aristote cite, entre autres, blanc et noir, bon et mauvais,  comme exemples de couples de contraires.

Aristote ajoute, encore une fois, que le fait de ne pas avoir de contraire n'est pas propre à la substance puisqu'on le retrouve dans la catégorie de la quantité. Aristote rapporte qu'il n'y a pas de contraire, par exemple, au fait de mesurer 3 mètres. Il ajoute que petit est le contraire de grand, mais qu'une quantité définie (comme mesurer 3 mètres) n'est pas susceptible d'avoir un contraire.

Contre ma première lecture, cette dernière remarque m'a fait comprendre que, chez Aristote, le contraire d'une chose n'est pas défini comme la "non cette chose". Le contraire d'une chose n'est pas sa simple négation, ou plutôt il ne suffit pas de prendre la négation d'une chose pour obtenir son contraire. L'exemple des contraires noir et blanc est intéressant à cet égard. Le noir n'est pas, à proprement parler, le "non-blanc". Aristote soutient au chapitre 12 qu'il peut y avoir des nuances de gris intermédiaires entre le noir et le blanc. Il me semble que si le contraire du blanc était le non-blanc, alors le contraire du blanc comprendrait toutes les nuances de gris jusqu'au noir. Ce n'est pas comme ça qu'Aristote présente la chose; le blanc et le noir sont deux choses (des qualités précisément) qui, posées ensemble, forment un couple de contraire.

Je n'irai pas plus loin en ce qui concerne les contraires. Il suffit de remarquer que lorsqu'Aristote dit qu'une substance n'a pas de contraire, par exemple l'Homme n'a pas de contraire, il soutient qu'il n'y a pas de chose qui puisse former un couple de contraires avec cette substance. On ne doit pas lui rétorquer que la "non substance" serait ce contraire, par exemple le non-Homme serait le contraire de l'Homme, car ce n'est pas ce qu'Aristote entend par contraire.

    (e) La non-applicabilité du plus et du moins

Nous avons déjà vu que dans la hiérarchie des substances secondes, certaines substances pouvaient être dites plus ou moins substance que d'autres selon qu'elles sont plus ou moins proches des substances premières. Ainsi l'espèce est plus substance que le genre, l'Homme en général est plus substance que l'Animal en général.

Cependant, une substance n'est pas plus ou moins substance par rapport à elle-même. Une fois qu'on a dit que tel homme est un cas particulier de l'Homme, on ne peut pas dire qu'il est plus ou moins un homme (i.e. un élément de classe Homme). Il ne sera pas plus ou moins homme qu'un autre homme, que lui-même auparavant, etc.

Aristote dit que pour d'autres catégories, le plus et le moins peuvent s'appliquer. Ainsi, un corps peut-être plus blanc ou plus chaud qu'auparavant. Je remarque que ces exemples sont liés à la notion de contraire. Le blanc a pour contraire le noir, le chaud a pour contraire le froid, et comme dans ces cas il peut y avoir des degrés intermédiaires, on peut dire d'une chose qu'elle est plus ou moins un des contraires. Mais comme une substance n'a pas de contraire, on ne peut pas lui appliquer le plus et le moins de la même manière.

En ce qui concerne l'absence de contraire et la non-applicabilité du plus et du moins, voilà qui est dit.

Scons Dut

lundi 25 novembre 2013

Aristote - Les Catégories (5) [c]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance

    (c) Le rapport au réel

Aristote affirme que toute substance semble désigner ``une certaine réalité singulière'' (tode ti, τόδε τι). Il faut tout de suite s'arrêter sur ce petit couple de mot: tode ti. Il signifie littéralement (à peu près) ``ceci'' ou ``l'individuel''. On y perçoit un sens de la monstration, comme si ce mot pointait du doigt une certaine chose précise, singulière. Ainsi, on peut aussi le comprendre comme étant une référence à un élément du réel.

Voyons d'abord le cas des substances premières. J'avais déjà évoqué le fait qu'une substance première constitue en quelque sorte un extremum de la hiérarchie qui ordonne les substances en espèces et en genres. La substance première ne peut être affirmée ni kath'hupokeimenou ni en hupokeimenôi de quoique ce soit. Elle n'est donc pas un universel qui rassemblerait sous son nom une collection d'individu singuliers. Elle n'est pas non plus une chose dont l'existence est entièrement dans autre chose qu'elle-même. Non, la substance première est un individu singulier, réel. De plus, nous avons aussi vu que toute prédication (accusation) concerne en dernière instance une ou plusieurs substances premières; c'est-à-dire que les substances premières sont aux fondements de toutes les accusations.

En affirmant que toute substance première désigne une certaine réalité singulière (tode ti), Aristote confirme ce que j'avais déjà évoqué précédemment: la consistance ``ontologique'' des choses se fonde sur les substances premières. Autrement dit, pour Aristote, me semble-t-il, le réel est un tissu de substances premières, et c'est au-dessus de celles-ci que la prédication (accusation) opère. Il s'agit véritablement d'une prise de distance vis-à-vis de Platon.

Quant aux substances secondes, Aristote reconnait qu'elles semblent désigner également quelque chose de réel, mais il ajoute qu'elles le font en un sens approximatif. S'il faut être absolument rigoureux, une substance seconde ne désigne pas une réalité singulière puisqu'elle consiste en une collection synonymique de substances premières. Par exemple, Homme ne désigne pas une réalité singulière (tel homme), mais bien tous les hommes, chacun pris dans sa singularité.

Aristote indique que la substance seconde est plutôt une qualité (poion, ποιόν) supportée par des substances premières. Ils indiquent de quelle classe de substances il s'agit. Ceci est lié au mode kath'hupokeimenou qui, je le rappelle, a pour fonction principale d'organiser des classes. La catégorie de la qualité (poion, ποιόν) sera examinée en détails plus tard. Il suffit pour l'instant de dire que la qualité est ce par quoi une chose est dite semblable (homoios, ὅμοιος) ou dissemblable (anomoios, ἀνόμοιος) à une autre. En ce sens, la substance seconde (genre ou espèce) est une qualité dans la mesure où elle consiste en une collection de substances premières qui sont semblables par le nom (onoma, ὄνομα) et la définition (logos, λόγος). Ceci est lié à la propriété de synonymie de l'accusation kath'hupokeimenou. Par exemple, tel homme particulier est semblable à tel autre homme particulier relativement à l'Homme en général puisque ces deux hommes particuliers sont des cas particuliers de l'Homme en général.

En résumé, la catégorie de la substance entretient un rapport étroit avec le réel. Une substance première désigne (montre du doigt, fait référence à) un élément réel pris dans toute sa singularité (tode ti, τόδε τι). La substance seconde fait également référence au réel mais de manière indirecte. La substance seconde, en tant que collection synonymique de substances premières, est une qualité; qualité par laquelle ces substances premières peuvent être dites semblables. En ce qui concerne le rapport au réel, voilà qui est dit.
Scons Dut

mardi 5 novembre 2013

Essai de fable

Le Sable

Deux enfants, habitants du désert, sont assis à l'ombre d'un palmier en fleur. Un fier soleil inonde la vaste plaine d'une lumière blanche comme le lait. Le premier enfant, Apalh, lève les yeux vers le ciel bleu et prend la parole.

- Dis-moi, Veth, connais-tu ce peuple dont on raconte qu'il vivrait près d'un désert étrange ?
- Leur nom, je ne m'en rappelle plus et leur histoire, je ne la connais pas.
- Le sable surtout est d'une nature très différente. A distance, celui-ci semble être un miroir du ciel. Mais essaie seulement d'en ramasser une poignée et tu verras ses couleurs disparaître. Il devient comme un crystal pur posé au creux de la main.
- Vraiment ?
- Oh, ce n'est pas encore ce qu'il y a de plus surprenant. On raconte que personne ne peut poser le pied sur ce sable sans se faire dévorer. Lentement, une bête inconnue, comme tapie sous la surface, tire à elle pierres, animaux et hommes. On les voit se débattre, et disparaître. Leurs voix retentissent, et l'instant d'après, elles aussi sont avalées.
- Oh !
- Attend ! Seul, un animal survit aux assauts de ce monstre. Il peut courir ce désert, plus rapidement encore que nos chars à sept chevaux. Douze hommes, au moins, peuvent le monter ensemble. Docile, il obéit à leurs ordres aussi promptement que le pied d'un marcheur. Lorsque ses maîtres ont fini leur affaire, ils le ramènent près de chez eux, hors de ce désert. L'animal dort, et les hommes prennent grand soin de lui.
- Mais quel besoin ont ces hommes de courir un si grand danger ?
- Veth ! Le ventre, mon amie, le ventre ! Ce désert si hostile donne aussi à ces hommes leurs pains. Mais de même que nous labourons nos terres, de même ces hommes travaillent leur désert. Ils y jettent de longs filins auquels pendent quelques offrandes. Le monstre les attrape, les tire à lui, et selon son humeur récompense les travailleurs de petits pains vivants. Il faut la voir frémir cette nourriture vivante !

Un long silence suit. Puis Veth, intriguée, s'interroge:

- Apalh, rien ne va dans cette histoire.
- Et pourquoi donc ?
- D'où la tiens-tu ?
- Tu connais mon oncle, et tu sais quel voyageur il fut !
- Celui-là même qui nous fit monter au sommet des palmiers. Crédules. Il nous convainquit que ceux-ci abritaient un miel sans abeilles.
- Ah, bien sûr ! Quelle aventure ! Des scorpions au lieu du miel.
- Nous le remercions encore. Mais alors, n'est-ce pas là encore un de ses tours ?
- Oh non ! Car ce n'est pas qu'à moi qu'il racontait cette histoire, mais à l'assemblée tout entière. Qui plus est, d'autres le soutenaient, et pas les plus extravagants.
- Et comment faire alors ? nous qui ne pouvons partir vérifier ses dires.
- Tu compliques tout.
- Mais Apalh, nous aussi, nous avons un désert. Nous aussi nous soignons nos bêtes pour le traverser. Et nous aussi, en quelque sorte, nous fouillons le sol pour y trouver notre pain; le coup de soc est l'offrande.
- Et bien ?
- Et bien, comment se fait-il que de chacun de ses éléments, la nature ait fourni deux types. Le premier que nous cotoyons. Le second que ton oncle nous rapporte. Il faudrait admettre, par exemple, plusieurs sables aux propriétés forts distinctes. Est-ce encore du sable que ces choses si différentes ?

Un silence, plus long encore que le précédent, s'installe. Apalh, troublé, termine:

- Mais que veux-tu, Veth ? Nous n'avons que du sable ici.
Scons Dut

mardi 8 octobre 2013

Aristote - Les Catégories (5) [b]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance

    (b) L'accusation en hupokeimenôi

Aristote dit que lorsqu'une chose A est affirmée d'une chose B selon le mode en hupokeimenôi, c'est-à-dire lorsque l'existence de A est toute entière dans l'existence de B sans que A soit une partie de B, et bien, il y a, peut-être, homonymie mais jamais synonymie. Par exemple, la blancheur est dans un corps selon le mode en hupokeimenôi. Ce corps peut alors recevoir le (être accusé du) nom de blanc, mais la définition de la blancheur ne lui est pas attribué; puisqu'il n'y a pas de corps qui serait la blancheur.

Aristote déduit de cet argument que l'impossibilité de l'accusation en hupokeimenôi est une propriété commune à toutes les substances. En effet, par définition, une substance première n'est affirmé ni kath'hupokeimenou ni en hupokeimenôi de quoi que ce soit. Dans le cas d'une substance seconde A, vue comme collection ``synonymique'' de substances premières, A est affirmée kath'hupokeimenou de chacune des substances premières qu'elle rassemble, mais n'est affirmée en hupokeimenôi d'aucune d'elles puisqu'il ne peut y avoir synonymie avec l'accusation en hupokeimenôi. Aristote cite l'exemple suivant: Homme est affirmé kath'hupokeimenou de chaque homme particulier, mais Homme n'est jamais dans tel ou tel homme particulier; il n'y a pas d'homme particulier qui soit l'Homme en général.

Etrangement, Aristote se contente de dire qu'une substance seconde ne peut pas être affirmée en hupokeimenôi d'aucune chose qu'elle accuse déjà selon le mode kath'hupokeimenou. Ainsi, dans son exemple, il se contente de montrer que l'Homme en général ne peut pas être affirmé de tel homme particulier selon le mode en hupokeimenôi. Mais il me semble - je me trompe certainement - qu'on peut aller plus loin: Une substance n'est jamais affirmée en hupokeimenôi de quoi que ce soit. Voyons si cela tient la route.

La chose est claire pour les substances premières qui, par définition, ne peuvent être affirmées ni kath'hupokeimenou ni en hupokeimenôi de quelque chose. Les substances secondes, étant construites à partir des substances premières selon le mode kath'hupokeimenou, ne peuvent pas non plus être affirmées en hupokeimenôi de quelque chose, car les substances premières qui leur correspondent seraient également affirmées en hupokeimenôi de cette chose. Répétons le autrement: une substance seconde A est une collection synonymique de substances premières; si la substance A était affirmée en hupokeimenôi d'un sujet B, alors toute substance première de la classe A, en tant que cas particulier de A, serait affirmée en hupokeimenôi de B. Par exemple, l'Homme en général ne saurait être dans tel ou tel corps, car il faudrait, sinon, que tout homme particulier soit dans ce corps.

Il n'est pas certain que ce raisonnement eût pu être suivi par Aristote, mais il me paraît assez cohérent avec ce que j'ai pu comprendre des premières pages de son ouvrage. Quoiqu'il en soit, que ma lectrice et mon lecteur retienne ma précaution, et veuille bien m'indiquer l'erreur que j'aurais pu commettre.

Aristote remarque également qu'une substance peut très bien être dans un sujet comme une partie dans un tout, mais que ce n'est pas une raison pour ne pas l'appeler substance. Car Aristote a pris soin de préciser que le mode en hupokeimenôi qu'il considérait ne concerne pas les choses qui sont des parties d'une autre chose. Par exemple, bien que la Main soit une partie du Corps humain, elle constitue bien une substance (seconde ici).

Aristote vient donc de montrer un aspect (l'impossibilité de l'accusation en hupokeimenôi) partagé par toutes les substances. Mais Aristote ajoute que cet aspect n'est pas propre (idios, ἴδιος) aux substances, dans le sens où une différence (diaphora, διαφορά) non plus ne peut être affirmée en hupokeimenôi d'aucune chose. Je rappelle qu'une différence est un critère qui dans un genre (genos, γένος) donné permet de distinguer les espèces (eidè, εἴδη) rassemblées sous ce genre. Par exemple, dans le genre Animal, la différence Terrestre permet de distinguer les animaux terrestres des animaux non-terrestres.

Donc, selon Aristote, la différence ne peut être affirmée en hupokeimenôi d'un sujet. Avec l'exemple précédent, cela signifie que la différence Terrestre peut être affirmée de tel homme particulier (puisque l'homme est un animal terrestre), mais on ne peut pas dire que Terrestre est dans cet homme, puisqu'il n'y a pas d'homme particuliers qui soit le Terrestre. Cet exemple est à mettre en parallèle avec l'exemple de la Blancheur qui peut être dans un corps, sans qu'aucun corps ne soit la Blancheur.

Je dois avouer qu'à cette étape du raisonnement, une question embarassante s'est présentée devant moi: de quelle façon une différence est affirmée d'un sujet ? Nous venons de voir que pour Aristote cette affirmation ne peut pas être selon le mode en hupokeimenôi. Est-ce à dire que l'affirmation est selon le mode kath'hupokeimenou ? Si tel était le cas, cela voudrait dire, par exemple, que tel homme est un cas particulier de terrestre. Il me semble qu'il y a une légère nuance; tel homme est un cas particulier d'animal terrestre, mais pas un cas particulier de terrestre.

Une différence, selon la définition donnée précédemment, est toujours liée à un genre; et d'une certaine manière, elle est même co-constitutive du genre, puisque le genre est une collection synonymique d'espèces qui différent entre elles selon un ensemble déterminé de critères appelés différences (diaphorai, διαφοραί). En d'autres termes, se donner un genre est équivalent à se donner une collection synonymique d'espèces ainsi qu'un ensemble de différences. De cette remarque vient le fait que la différence est toujours affirmée d'une espèce ou d'une substance première (Aristote utilise le terme atomon, ἄτομον, individu). De plus, cette affirmation est synonymique: tous les hommes peuvent être appelés terrestre (identité du nom, onoma, ὄνομα), et ils sont tous terrestres selon la même définition (identité de la définition, logos, λόγος). En fait, la différence est  ``presque'' affirmée des espèces (ou les substances premières correspondantes) selon le mode kath'hupokeimenou. Mais quoiqu'il en soit, la différence et la substance (seconde) partage le fait que lorsqu'elles sont affirmées d'un sujet, elles le sont de manière synonymique.

Pour résumer, Aristote a montré que la substance et la différence ont en commun deux choses: l'impossibilité d'être affirmée en hupokeimenôi de quoi que ce soit, et le fait que leurs affirmations d'un sujet sont toujours synonymiques. Nous voyons donc que ces deux aspects ne suffisent pas à caractériser la substance, c'est-à-dire à déterminer ce qui est propre à la substance.

En ce qui concerne l'impossibilité pour la substance d'être affirmée selon le mode en hupokeimenôi de quoi que ce soit, voilà qui est dit.

Scons Dut

dimanche 25 août 2013

Aristote - Les Catégories (5) [a]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance

Voici donc le fameux chapitre sur la substance :) Aristote y esquisse une revue des aspects de cette dernière, en s'efforçant de caractériser celles qui lui sont propres. Pour simplifier la présentation de ce chapitre plutôt dense, j'ai préféré le diviser en autant de noeuds que d'aspects de la substance évoquées par Aristote. J'aurais pu parler de propriétés plutôt que d'aspects de la substance, mais j'ai préféré mettre en évidence le fait que les différents aspects de la substance ne sont pas exclusives les unes des autres,  qu'elles se recoupent pour la plupart et qu'il s'agit vraisemblablement d'autant de coupes dans le même objet qu'est la catégorie de la substance.

Je suivrai le plan suivant:
Etant donné la densité du chapitre, je diviserai son résumé en plusieurs billets; chaque titre de billet comprenant, outre le numéro du chapitre, la liste des numéros des aspects qu'il étudie. Dans celui-ci, je présente l'aspect (a), c'est-à-dire, la substance comme hupokeimenon.

Enfin, nous avons déjà rencontré, dans les chapitres précédents, plusieurs notions qui seront employées ici. Je suppose, chers lecteurs et chères lectrices, que ces dernières vous sont d'ores et déjà familières. Aussi, ne m'en veuillez pas si je répète des définitions déjà données ^^ Je m'efforcerai de renvoyer aux chapitres correspondants lorsque la répétition risquerait de compromettre la clarté du propos, plutôt que de m'étaler dans une trop longue digression.

    (a) La substance comme hupokeimenon

Pour cet aspect, je conseille au lecteur de relire la fin du chapitre 2. Le hupokeimenon est le support, le substrat ou le sujet. Pour le dire autrement, lorsqu'on attribue une propriété à un support, on accuse (catègorein, κατηγόρειν) ce sujet de supporter cette propriété. Le hupokeimenon est simplement la chose visée par l'accusation. La notion de hupokeimenon met en évidence une fonction de support. Cette fonction a deux modalités: le mode kath'hupokeimenou (Homme est affirmé de cet homme-ci) et le mode en hupokeimenôi (Blanc est affirmé de ce ballon).

Nous avons déjà vu que le mode kath'hupokeimenou établit une sorte de relation d'ordre entre les hupokeimena. Par exemple, cet homme-ci est un cas particulier d'Homme, et Homme est un cas particulier d'Animal. Cette relation d'ordre est simplement celle qui lie un cas particulier et son appellation universelle (i.e. qui s'applique à plusieurs choses). Nous avons également appris que le mode en hupokeimenôi désigne une relation entre une chose A et une chose B telle que, sans que A soit une partie de B, l'existence de A est tout entière dans l'existence de B. Dans les deux cas, intuitivement, il y a une forme de rapport à quelque chose de toujours plus tangible, plus consistant. L'Homme en général a moins de consistance que cet homme particulier, et la Blancheur qui est dans ce corps-ci ne saurait exister sans ce dernier. Lorsqu'on descend le long de cette chaîne vers les choses les plus consistantes, on arrive à la notion de substance première.

Dit simplement, une substance première est une brique fondamentale. Aristote la définit comme étant ce qui ne peut être affirmé ni selon le mode kath'hupokeimenou ni selon le mode en hupokeimenôi (voir l'entrée P00, chapitre 2). Elle est d'une certaine façon le bout de la chaîne, c'est-à-dire, cette chose en deça de laquelle on ne peut pas continuer. Une substance première est numériquement une, i.e., n'existe qu'en un unique exemplaire. Il s'agit d'une chose prise dans sa singularité absolue. Pour Aristote, la substance première est la substance par excellence, celle qui correspond le plus exactement à ce qu'il entend par substance.

Nous avons vu que le mode kath'hupokeimenou permet de rassembler des substances premières sous une même appellation, une même espèce (eidos, εἴδος) et que, de la même manière, il permet de rassembler plusieurs espèces en un même genre (genos, γένος). Notez que si plusieurs substances premières sont rassemblées en une même espèce, disons A, selon le mode kath'hupokeimenou alors A est affirmée synonymiquement de chacune des substances premières. Cela ne signifie rien d'autre que, premièrement, chacune de ces substances premières tombent sous la même appellation (onoma, ὄνομα) et que, surtout, ce qui définit (logos, λόγος) chacune de ces substances premières comme faisant partie de l'espèce A est identique pour toutes ces substances premières. Dit autrement, cela signifie que les substances premières de l'espèce A se voient attribuer et l'appellation de A et la définition de A. De la même manière, un genre est affirmé synonymiquement de toutes les espèces qu'il comprend. Cette propriété de synonymie vient du fait que lorsqu'une chose A est affirmée de B kath'hupokeimenou, B est un cas particulier de A, et donc, toutes les propriétés de A, toutes les accusations possibles contre A sont transférés à B.

Aristote appelle substances secondes les espèces et les genres de ces espèces. Autrement dit, une substance seconde A désigne une collection de substances premières telles que les définitions des rapports de chacune d'elles à la substance seconde A sont identiques. Dit encore autrement, une substance seconde est affirmé synonymiquement de chacune des substances premières qu'elles comprend. Par exemple, Homme est une espèce qui désigne l'ensemble des hommes particuliers (substances premières); ce qui fait que tel homme particulier est un Homme (sa définition) est identique à ce qui fait que tel autre homme particulier est un Homme; cette définition étant la définition de l'Homme. L'Homme est alors une substance seconde.

Nous voyons ainsi que cette hiérarchie des substances (premières/secondes) est étroitement liée à l'accusation kath'hupokeimenou et, par conséquent, à la notion de synonymie. Aristote précise encore un certain nombre de choses quant à cette hiérarchie.

Tout d'abord, si une substance première est une chose qui ne peut être affirmée d'une autre chose kath'hupokeimenou, elle est aussi une chose qui n'est dans aucun aucune autre chose selon le mode en hupokeimenôi. Ce caractère maximal des substances premières conduit Aristote à affirmer que toute chose accuse, en dernière instance, une ou plusieurs substances premières; cette accusation se faisant soit selon le mode kath'hupokeimenou, soit selon le mode en hupokeimenôi. Autrement dit, toute chose (sauf substance première) est soit une collection synonymique de plusieurs substances premières (mode kath'hupokeimenou), soit une chose dont l'existence est toute entière dans l'existence d'une substance première, sans qu'elle ne soit une partie de cette substance première (mode en hupokeimenôi).

Répétons ces choses difficiles sous forme d'exemple. L'espèce Homme, par exemple, s'applique synonymiquement à tous les hommes en particulier. La Blancheur est dans tous les corps blancs, sans que la Blancheur soit une partie de ces corps. Aristote ajoute qu'il n'y aurait pas d'espèce Homme si il n'existait pas d'hommes particuliers auxquels elle puisse se rapporter. De même, on ne pourrait pas parler de Blancheur si il n'existait aucun corps blancs. Autrement dit, une substance seconde ne pourrait pas exister sans les substances premières sur (ou dans) lesquelles elle repose.

Je veux bien insister ici, et faire comprendre à mes lectrices et lecteurs à quel point cette théorie des substances premières est importante. Elle marque, entre autres, un décalage profond entre Aristote et Platon. On peut dire, d'une certaine façon, que selon Aristote l'essence des choses est entièrement dans les substances premières; au bas de l'échelle si on peut parler ainsi, ou plutôt, aux fondements.

Ainsi, Aristote ajoute qu'une substance seconde est d'autant plus substance qu'elle se rapproche des substances premières. L'espèce (eidos, εἴδος) est donc plus substance que le genre (genos, γένος). Pour justifier ce propos, Aristote dit que si l'on veut faire comprendre ce qu'est telle substance première, par exemple cet homme en particulier, on y arrivera mieux en expliquant ce qu'est son espèce qu'en expliquant ce qu'est son genre. Cela correspond effectivement à la hiérarchie des substances dans la mesure où une substance seconde est plus générale, plus abstraite que les substances premières qu'elle comprend.

Un tel argument, assez intuitif, n'est pas encore convaincant car on ne voit pas clairement ce que signifie être plus ou être moins substance qu'autre chose. Aussi, Aristote ajoute aussitôt que si une substance première est plus substance que l'espèce dans laquelle elle est comprise, c'est parce que c'est la substance première qui sert de support, de sujet (hupokeimenon) à l'espèce. De même, l'espèce sert de hupokeimenon au genre. Je dirais donc que la fonction de hupokeimenon permet de mesurer la "substantialité". Une chose A est plus substance qu'une chose B lorsque A est un hupokeimenon de la chose B (selon le mode kath'hupokeimenon). De la même manière, lorsqu'il n'existe aucune relation de la sorte entre deux choses, alors on ne peut pas dire que l'une soit plus ou moins substance que l'autre. Par exemple, entre des espèces qui n'entrent dans aucun genre commun, aucune d'elles ne peut être un hupokeimenon d'une autre (kath'hupokeimenou), et donc, aucune d'elles ne peut être plus substance qu'une autre. Pour les mêmes raisons, aucune substance première n'est plus substance qu'une autre substance première.

Enfin, Aristote ajoute que mis à part les espèces et les genres, il n'y a rien d'autre qui puisse être appelé substance seconde. Je dois avouer ma perplexité quant à cette dernière affirmation. Je dirais que, puisque le propos de ces paragraphes vise à mettre en évidence la fonction de hupokeimenon (selon le mode kath'hupokeimenou) comme aspect caractéristique de la substance, et puisque les substances secondes sont précisément construites selon le mode kath'hupokeimenou à partir des substances premières, il n'y a évidemment rien d'autre qui puisse être appelé substance, ainsi entendue. Mais, tel que je l'énonce, cela ressemble trop à une tautologie; il ne faut donc pas le prendre comme un argument, mais plutôt comme un signe de la profonde cohérence de la pensée d'Aristote.

Quoiqu'il en soit, en ce qui concerne la substance comme hupokeimenon, voilà qui est dit.

Scons Dut

mercredi 31 juillet 2013

Encore un Gros Roi

Dans ce billet, je veux détruire ceci
Je défoncerai tout, des virgules à la substantifique bêtise. Pour qu'il n'en reste plus rien ^^

Pourquoi ? Parce qu'il croit être Régicide, alors qu'il est Roi bien gras. Pour une égratignure dans le lard, notre Seigneur convoque le Supplice XD. Abruti.

M'en vais les lui péter, les chicots du gros stron,
Z'allez ben vé ma mie !
A cri bouillant la gigue, lui scier carré l'jonc
Z'allez ben gais les couies !
(Deilé, Stronz)

Allez comme dit le poête, z'allez-en !

1. Résumé

Nothing more than the Emptyness of the Void

2. Résumé Véritable

"Je peux dire une connerie ?"

3. Résumé Authentique

- Seigneur, Seigneur ! Le sommeil venait à peine de s'étendre sur mes paupières lorsque vos valets frappèrent à ma porte. Affolés, d'horribles oiseaux noirs s'échappaient de l'enclos de leurs dents et me laissaient présager le pire quant à votre situation ! Seigneur, Seigneur, quelle ombre, quel monstre infernal trouble ainsi votre royal repos ? Répondez, je vous prie, et pardonnez les injonctions d'une femme que l'inquiétude emporte. Touchez, ces larmes sur ma poitrine TT
- Ô Madame, une horreur sans nom m'accable ! Mirez donc combien de larmes royales sont répandues sur le sol, plus froides que le marbre, inertes. Et chacune de murmurer "Vous aussi, Père, dans peu de temps, vous serez étendus auprès de nous et ce ne sera pas l'azur qui couvrira votre poitrine mais le pourpre assassin !"
- Silence, je vous en supplie ! Mon coeur déjà s'emporte.
- Soyez heureuse de le sentir encore.
- Dieux immortels, sauvez cet Homme, premier d'entre tous ! Lui qui vous honore par son être. Ne privez point les faibles créatures que nous sommes de sa présence lumineuse sur cette Terre !
- Ô ma condition m'impose de ne point invoquer les dieux pour mon salut, ce n'est pas une conduite convenable au Noble parmi les Nobles. Aussi, vous demandé-je de les prier pour moi !
- Mais que peut causer pareille chute de l'Univers ?
- Est-il seulement possible d'en parler ... Vous connaissez sans doute mes efforts pour la paix du peuple ?
- Comment l'ignorer quand tout le monde salue ces gestes; les oiseaux, les lions, et même les taupes des forêts vous louent pour cela. Le bon peuple, par amour pour vous, jouit en silence.
- Ô aimable peuple :)
- Chaque habitant du royaume vous doit tout, ô Père de tous. Quoi d'autre que votre mansuétude et votre sagesse ont pu animer votre Esprit, lorsque, ayant défini les rôles que chacun devait tenir, vous les accompagniez depuis la plus tendre enfance jusqu'à la mort; Comme une gigantesque paume aimante se referme sur une frêle colombe. Quelque fois, l'animal blessé ne pouvant plus s'envoler, vous alliez jusqu'à la libérer de cette vie qui l'accable. Quel spectacle charmant de voir troquer ces pauvres ailes brisées contre le fil salvateur de votre lame !
- La Justice qui mesure tout sait le nombre de celles et ceux qu'ainsi je sauvai.
- Votre superbe était telle que devant les plus misérables d'entre eux vous exposiez votre or le plus éclatant, en leur accordant, suprême largesse, de toucher une fois des yeux ce qu'ils avaient creusé de leurs mains ! 
- L'or dans leurs yeux devenaient rouge; c'était là sans doute l'expression la plus pure de leur amour pour moi.
- Et ces femmes du peuple à qui vous accordiez un divin séjour dans votre alcôve; succombant devant vos charmes, vos mots d'esprits, elles restaient bouches bées, livides. Je me rappelle encore d'un de vos traits les plus doux "De semence royale, vos bouches sont pleines. Riez donc !". Les pauvrettes sourirent, mais ne rièrent pas. Que leur timidité est aimable !
- Oh, le Roi les pardonne. L'oubli les a déjà effacées de sa mémoire.
- Mais alors Seigneur, qui, ou plutôt quoi peut vouloir attenter à cette vie si généreuse qu'est la vôtre ? Faut-il être une pierre pour n'être pas ému devant tant de somptuosités ?!!
- Hélas ! Les ténèbres envahissent la Terre par le coeur des hommes. Ce peuple que j'ai tant aimé a perdu la raison.
- Je ne veux rien entendre !
- Un tonnerre a grondé à travers le royaume.
- Mon coeur chavire !
- On raconte qu'une lance d'airain a été érigé et qu'elle attend une tête.
- Coupez ce fil, Moires, c'est plus que je ne peux en supporter !
- La mienne !
- Aaaah ! je meurs ! Se peut-il que le monde fusse aveugle à ce point, lorsque de tant de lumière vous l'inondiez ?! Ne vous refusant aucune grâce, excellent Roi, vous tordiez le cou aux aigris; et à ceux qui ne pouvaient rire, vous leur déployiez la gorge. Vous qui fûtes l'esprit de toutes ces femmes idiotes. Vous qui fûtes l'espoir de tous ces gueux. De ces enculés, de ces salopes, de ces mal-baisées (sauf par vous Divin Seigneur) ! Ohh prenez moi toute !

(merci tanx)


Le Roi, face au miroir, terminait ce dialogue; seul. Dehors, la ville brûlait. Au loin, entre les torches et le Soleil, un fil d'airain, droit comme un Fuck, fût élevé.

On y planta le Roi, de la barbe au cul. Et le peuple rit. XD

Scons Dut

vendredi 26 juillet 2013

Théorie des Eléments chez Cadipso

Prolégomènes à la Combinatoire des Qualités Secondes

1. Présentation

Cadipso est décidément un poète bien étrange. Les Prolégomènes à la Combinatoire des Qualités Secondes (PCQS) forment un petit opuscule en marge de ce à quoi l'écrivain habitue ses lecteurs.  Quoique, le poême précédent montre assez clairement son goût prononcé pour les labyrintes ... Et peut-être s'agit-il de cela ? Voilà une chose qu'on ne pourra décider qu'au terme de cette enquête.

Les PCQS prennent la forme d'un court traité didactique qui entend exposer au public une méthode sûre et claire de combiner certaines images en vue de produire un effet poétique plus ou moins marqué. Et Cadipso ajoute aussitôt "dans les limites qu'impose la raison au saisissement des impressions envolées". Comme son nom l'indique, l'ouvrage semble se donner pour tâche de tracer l'esquisse d'une sorte de physique des qualités secondes. La qualité seconde est une notion qui s'oppose à celle de qualité première. Pour dire les choses assez sommairement, je dirais que la physique telle qu'on la pratique au lycée, à l'université et ailleurs se préoccupe la plupart du temps (ami·e·s physicien·ne·s ?) des qualités premières, c'est-à-dire des qualités qui ne sont pas perceptibles par nos cinq sens, et qui pourtant sont les principes desquels découlent toutes nos perceptions. Ainsi, la boule de cire offre sous mes doigts une pâte tendre et malléable que je peux pétrir autant qu'il me convient. Mais dès que je la soumets trop longuement à la flamme d'une chandelle, je la vois se nourrir de chaleur et se liquéfier. Je ne sais plus qui s'étonnait (citation approximative): "Serait-ce donc Protée pour changer ainsi de forme au point de paraître méconnaissable ? et serait-ce encore Protée quand Protée change sans cesse ?". La physique répondra que les qualités premières de la boule de cire ne sont ni dans sa solidité molle, ni dans sa fluidité, mais dans le nombre et le mouvement des particules qui la composent. Cette solidité s'explique par une compression plus importante et un mouvement moindre de ces atomes, tandis que la fluidité accrue de la cire exposée à la chaleur est induite par l'agitation plus grande que suscite ce gain d'énergie. Et c'est une belle chose que de formuler les choses ainsi, lorsqu'il s'agit de chercher dans la nature des lois pour soumettre les non-humains.

Cette physique explique ainsi les qualités secondes en fonction des qualités premières. Mais il n'est pas certain que cette explication épuise les enchaînements subtils que renferment ces qualités secondes. Le nombre et le mouvement des particules expliquent-ils le regard amusé et le plaisir de pétrir une pâte rouge qu'on sent petit à petit fondre sous ces doigts ? Ce que Cadipso nous dit, et d'autres l'ont dit avant lui, c'est qu'il faut une physique des illusions, une mécanique des impressions. Cadipso avoue toutefois combien une telle tâche est difficile, et c'est pourquoi il se propose de ne former que le premier degré de cette science à venir, si tant est qu'elle soit possible. Mentionnons tout de suite, au passage, que Cadipso n'est pas effrayé par le caractère un tant soit peu mécanique, cérébral et réducteur du projet qu'il soutient, car comme il le dit "la règle montre la rectitude, et c'est notre bon plaisir que de la placer comme ci, et puis comme ça". Le premier degré de cette science commence par une classification volontairement naïve et ad hoc des impressions, et Cadipso cherche à tracer les "directions dans lesquelles semblent se déployer l'art subtil des combinaisons d'images". Puisqu'un trait, aussi petit soit-il, suffit à indiquer une droite, Cadipso entend présenter une combinatoire de cette géométrie prise en son germe, c'est-à-dire, au plus près du point de bifurcation.

2. Premier principe

Le principe fondamental de la méthode peut se résumer par la formule suivante

(1) Recherchez les couples de qualités secondes 
qui peuvent consituer les extrémités d'un segment rectiligne.

Donnons tout de suite quelques exemples de tels couples: chaud/froid, visqueux/fluide, transparent/opaque, crystallin/amorphe, incurvé/rectiligne, lisse/rugueux, gras/sec, humide/sec, salé/sucré, tonique/flasque, tendre/ferme, plastique/métallique, etc ...

Il est assez amusant de remarquer que chacun de ces couples suggèrent non seulement une direction, mais également une orientation. En effet, on peut distinguer pour chacun d'eux un terme plus "énergétique" que l'autre, faisant ainsi apparaître comme une différence de potentiel. Ainsi, dans la relation chaud/froid, il est assez clair que le potentiel le plus élevé est du côté du chaud. En adjoignant + et - aux termes respectivement plus et moins énergétiques d'un même couple, on obtient pour les couples cités les structures suivantes: chaud(+)/froid(-), visqueux(-)/fluide(+), transparent(+)/opaque(-), crystallin(+)/amorphe(-), incurvé(-)/rectiligne(+), lisse(+)/rugueux(-), gras(-)/sec(+), humide(-)/sec(+), salé(+)/sucré(-), tonique(+)/flasque(-), tendre(-)/ferme(+), plastique(-)/métallique(+), etc ...

Bien sûr, ces attributions sont relativement arbitraires dans la mesure où chacun est en droit d'estimer l'orientation d'un couple autrement. Il est cependant remarquable que chacun puisse en principe associer une orientation. Cadipso parle de "pôle négatif", pour le terme de faible potentiel, et de "pôle positif", pour le terme de fort potentiel.

3. Exemple

A partir de tels couples, il est déjà possible d'écrire des poêmes que Cadipso qualifie de "statiques". Je ne suis pas très sûre pour l'instant de ce qu'il entend précisément par là, mais la suite éclaire quelque peu cette idée. Un poême statique peut être vu, de manière abstraite, comme un champ de forces induit   par la présence ou l'absence de certains pôles, ou plutôt par les différences de potentiels (qualitatives!) entre ces pôles. Je donne tout de suite un exemple (de mon propre cru) avec les couples chaud/froid et sec/gras.
Une langue de flamme huileuse
Pénétra sous la glace sableuse
Extirpa des cadavres fumants
Les tendons et les chairs adipeuses
Délaissant les os bleus des amants
Les coeurs secs comme pierres d'Ibraman.

Evidemment, l'exercice est quelque peu forcé et il est à peu près certain que je ne remporterai aucune palme pour ces vagues ennéasyllabes en anapeste (remarquez Ibraman, nom inventé pour l'occasion ^^). J'ai associé chaud (+) et gras (-) d'un côté (flamme huileuse, cadavres fumants, chairs adipeuses), sec (+) et froid (-) de l'autre (glace sableuse, os bleus, coeurs secs comme pierres). Par ailleurs, si on prête attention à l'ordre (tout à fait fortuit ^^) dans lequel apparaissent les différents pôles, on voit apparaître de manière explicite le réseau des qualités secondes qui sous-tendent la strope.

chaud (+) et gras (-)
froid (-) et sec (+)
chaud (+)
gras (-)
froid (-)
sec (+)

Notez déjà que l'orientation naturel des pôles positifs vers les pôles négatifs impriment à la strophe un mouvement particulier. 

4. Second principe

Pour être tout à fait précis, les axes chaud/froid et sec/gras ne sont pas tout à fait sur le même plan. Il semble bien que l'axe chaud/froid domine l'axe sec/gras par les règles qualitatives "chaud implique gras" et "froid implique sec". En notant (M) (resp. (m)) l'axe majeur (resp. mineur), on obtient la structure plus fine suivante
chaud (M+) et gras (m-)
froid (M-) et sec (m+)
chaud (M+)
gras (m-)
froid (M-)
sec (m+)

On voit apparaître ainsi un jeu de symmétries qui forment comme une structure rythmique. Bien que nous n'en sommes qu'à la partie statique, une dynamique est déjà perceptible en filigrane. En réalité, ce que nous avons mis en évidence par la distinction entre l'axe majeur et mineur, c'est la possibilité de former des couples dont les termes sont eux-mêmes des couples, et Cadipso parle alors de couple d'ordre supérieur. Ainsi le couple R1 = (chaud/froid)/(sec/gras) est un couple d'ordre 1 dont les termes sont les couples  A0 =(chaud/froid) et B0 = (sec/gras). Les couples d'ordre 0 sont simplement les couples de qualités secondes dont nous avons déjà donnés quelques exemples ci-dessus. Un couple d'ordre n est un couple dont les termes sont des couples d'ordre n-1. Tout comme les termes d'un couple d'ordre 0, les termes d'un couple d'ordre supérieur peuvent également recevoir une polarité. C'est ce que j'ai présenté implicitement lorsque j'ai distingué l'axe majeur (A0) et l'axe mineur (B0) dans le couple R1. 

Il me semble que ce que Cadipso désigne par dynamique correspond à une sorte de statique d'ordre supérieur. Le poète soutient que le mouvement naturel provient (presque) toujours d'une polarisation des termes d'un couple d'un certain ordre. Les polarisations des couples d'ordre faible sont comme des micro-mouvement, tandis que celles des couples d'ordre élevée sont comme des macro-mouvements.  Ceci conduit à la formulation de son deuxième principe fondamental

(2) Chercher à garantir la compatibilité des différents ordres du mouvement.

Malheureusement, Cadipso reste assez évasif sur ce deuxième point. L'interprétation la plus naïve, en tout cas la seule que j'ai pu trouver, consiste à assurer à chaque niveau de détails (intra-vers, inter vers, inter strophes, etc ...) une cohérence du mouvement, c'est-à-dire un mouvement du positif vers le négatif ou du négatif vers le positif. 

5. Conclusion

Je crois important de rappeler que Cadipso ne tient pas ces règles pour des lois absolues. Il admet très volontiers qu'il ne serait pas choqué par la présence d'un mouvement brisé, comme une fausse note, dans le poême. Mais il faut que cette "fausse note" prenne un sens et participe à l'organicité de l'oeuvre, sans quoi cette note pourra véritablement être jugée fausse. Disons qu'avant de briser les règles, il est plus profitable de s'en accommoder en premier lieu.

Ces ordres imbriqués, les micro-mouvements, les macro-mouvements, etc ... tout cela révèle un sens aigu de l'ambigüité chez Cadipso, voire même un certain fétichisme de l'alambiqué. Je trouve que cette théorie des éléments, réserve faite de tout ce qu'elle peut comporter de réductionnisme forcené, montre clairement l'importance du labyrinthe dans l'oeuvre du poète. C'est une chose que j'avais déjà souligné à propos du poême Aux heures inconstantes, les ombres passent (Ahilop). Ce dernier fut composé avant la publication des PCQS, mais il serait intéressant d'essayer d'analyser l'Ahilop selon cette grille. J'y consacrerai probablement un futur billet.

Ma seule réserve quant aux PCQS concerne le privilège accordé aux qualités secondes comme matériau fondamental (les couples d'ordre zéro). On ne voit pas en effet comment la structure métrique ou l'organisation des rimes, par exemple, s'insère dans le schéma de Cadipso. Peut-être faut-il lui accorder que son propos ne visait que la manipulation des images, sans viser la langue dans laquelle elles sont projetées, si tant est qu'il soit possible de facilement séparer la métaphore de son expression. Ce structuralisme forcené qui anime Cadipso est probablement la tentative, la plus touchante qu'il m'ait été donné de voir, et probablement la plus vaine, de faire de la poésie directement dans le coeur des gens ...

Quoiqu'il en soit, j'invite chaleureusement mes lectrices et mes lecteurs à se prêter au jeu, et je serai plus que ravie de lire quelques uns de vos essais en commentaires. Just for fun :D

Scons Dut

mercredi 24 juillet 2013

Aristote - Les Catégories (4)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 4. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

4. Catégories

Comme on l'expliquait au chapitre 2, les mots peuvent être liés entre eux (kata sumplokèn, κατὰ συμπλοκήν) ou être pris isolément (kata mèdemian sumplokèn, κατὰ μηδεμίαν συμπλοκήν). Tandis que les combinaisons sont étudiés dans les chapitres 10 à 14 (et plus spécifiquement dans De l'Interprétation, Peri Hermeneias), le coeur de l'ouvrage concerne la classification des termes lorsqu'ils sont pris isolément. Ce quatrième chapitre énumère les (fameuses) dix catégories d'Aristote et présente quelques exemples pour chacune d'elles:

  1. la Substance (ousia, οὐσία), e.g., ce Jean-Pierre, ce cheval, l'homme. Nous avons déjà évoqué cette catégorie dans les derniers paragraphes de ce billet.
  2. la Quantité (poson, ποσόν), e.g., de trois mètres, de cinq litres.
  3. la Qualité (poion, ποιόν), e.g., blanc, grammairien.
  4. la Relation (pros ti, πρός τι), e.g., le double, la moitié.
  5. le Lieu (pou, πού), e.g., dans le lycée, dans l'agora.
  6. le Temps (pote, ποτέ), e.g., hier, l'an passé, demain.
  7. la Position (keisthai, κεῖσθαι, litt. être disposé), e.g., être assis, être couché.
  8. l'Etat (echein, ἔχειν), e.g., être chaussé, être armé.
  9. l'Action (poiein, ποιεῖν), e.g., couper, brûler.
  10. la Passion (paschein, πάσχειν), e.g., être coupé, être brûlé.
Je dois avouer mon étonnement de voir énumérées ainsi les dix catégories sans qu'aucune justification ne soit fournie. Aristote se contente d'énoncer que chaque terme sans liaison tombe sous l'un de ces dix chefs d'accusation (souvenez-vous que catègorein, κατηγόρειν, signifie accuser). J'ai exposé ma surprise sur le plus beau des réseaux sociaux, et j'ai eu l'aimable occasion de découvrir Benvéniste, en particulier, son article Catégories de Pensée et Catégories de Langue (Problèmes de Linguistique Générale, merci @Mlle_Juls).

Pour dire les choses rapidement, la langue et la pensée, bien qu'étant de nature différentes, sont malgré tout solidaires, puisqu'une pensée exprimée est une pensée exprimée à travers la langue. Benvéniste examine cette relation entre pensée et langue à l'aune de la notion de catégorie. Selon lui, les catégories forment un élément médian entre ces deux termes selon qu'elles sont entendues comme catégories de la pensée ou comme catégories de la langue. Les catégories de la pensée sont plus souples, dans la mesure où la pensée, selon Benvéniste, est toujours libre de les remanier ou d'en créer de nouvelles. Les catégories linguistiques, au contraire, sont plus rigides car elles sont tributaires du système de la langue que chacun reçoit. Cette distinction étant établie, Benvéniste affirme que les dix catégories d'Aristote sont des catégories de la langue grecque (vlan! ^^ mais Aristote a-t-il proclamé le contraire ?? ...).

Benvéniste met alors en correspondance les catégories d'Aristote avec les catégories linguistiques grecques.

  1. la Substance (ousia, οὐσία) correspond à la catégorie linguistique des subtantifs, la catégorie qui répond à la question ``quoi ?''.
  2. la Quantité et la Qualité (poson, ποσόν et poion, ποιόν) correspondent aux adjectifs dérivés de pronoms, du type quantus et qualis en latin.
  3. la Relation (pros ti, πρός τι) correspond aux adjectifs comparatifs
  4. le Lieu (pou, πού) et le Temps (pote, ποτέ) correspondent aux adverbes de lieu et de temps.
  5. la Position (keisthai, κεῖσθαι) correspond à la voix moyenne. Il s'agit d'une voix intermédiaire entre la voix passive et la voix active qui n'existe pas en français. Elle s'emploie comme la voix active mais indique que le sujet est affecté par l'action qu'il effectue.
  6. l'Etat (exein, ἔχειν) correspond à l'aspect perfectif. Une action décrite à l'aspect perfectif est une action accomplie, terminée, contrairement à l'aspect imperfectif qui décrit une action en cours de réalisation, non achevée.
  7. l'Action (poiein, ποιεῖν) correspond à la voix active.
  8. la Passion (pasxein, πάσχειν) correspond à la voix passive.
Ainsi les catégories aristotéliciennes sont les cadres offerts à la pensée par la langue grecque. Benvéniste insiste sur le fait que les emplois du verbe être en grec sont nombreux et variés. Il permet, entre autres, de former des identités, sortes d'équations conceptuelles (le verbe être comme copule), de former des substantifs (participe présent), des combinaisons avec des prépositions, etc ...  Et cette richesse est très probablement ce qui justifie la centralité de la notion d'être chez les philosophes grecs (jusque chez nous, leurs successeurs). Cette nuance à propos de l'être étant faite, il est toujours possible d'affirmer que ``les catégories aristotéliciennes sont les modes les plus généraux d'accusation de l'être'', à condition d'ajouter ``dans la langue grecque''. 

Notons pour terminer cette brève incartade linguistique qu'il ne s'agit pas de nier aux catégories aristotéliciennes tout intérêt philosophique sous prétexte qu'elles seraient relatives à la langue grecque et par conséquent incapables d'universalité. Car en faisant cela, nous risquons de nous engager dans la poursuite des ``catégories véritables de la pensée'', sortes de tables éternelles et universelles. Il semble que c'est là un leurre, car une telle poursuite nous ramènerait fatalement vers les catégories de notre langue, avec en prime l'ignorance de leur origine. Je dirais qu'il s'agit de reconnaître l'origine des catégories aristotéliciennes, certes, mais surtout de les emprunter, les manipuler et les employer afin d'élucider les problèmes que nous nous posons. En somme, ce n'est pas parce que nous ne parlons plus le grec ancien couramment que nous sommes incapables de manipuler ces catégories, d'autant plus que la langue française n'est pas complètement éloigné de la langue grecque, ou que ce que nous pourrions produire avec elles est totalement incapable d'universalité. 

Il va de soi que les paragraphes précédents ne suffiront pas à éclaircir le problème de la relation entre langue et pensée. Quoiqu'il en soit, en ce qui concerne l'énumération des catégories d'Aristote, et de leur probable origine, voilà qui est dit.
Scons Dut

mardi 2 juillet 2013

La pointe.

Assis à la pointe du cortège, le vacarme de trois millions d'âmes vives et des tonneaux de chaux derrière lui, le héros se dresse, lève son corps, son doigt, son oeil et harangue devant l'ennemi "Voyez ! Pauvre diable ! JE NE MOURRIRAIS PAS SEUL !!!!" ...


Ennemi stupéfait, foule silencieuse, tout le monde se retire.


Il est des moments où il n'est pas bon de n'avoir pas parlé français bien.

***

De qui se moque-t-on ? Du pauvre héros qui croyait pouvoir conduire un peuple au salut. Mais cette faute de conjugaison, ce défaut de culture, réunit et le peuple, et l'ennemi en un bloc commun: ``Monsieur le Héros, nous vous condamnons car vous n'êtes ni des nôtres, ni des leurs, vous n'êtes rien. Que venez-vous faire au théâtre de l'Histoire ? Descendez de la scène, spectateur, et contentez-vous de regarder. Nous, nous faisons des choses sérieuses !''

C'est triste, n'est-ce pas ?
S. D.

lundi 17 juin 2013

Aristote - Les Catégories (3)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 3. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

3. Prédicats, genres et espèces

Ce chapitre très court comporte deux paragraphes; le premier porte sur la transitivité des affirmations, tandis que le second évoque (sans les définir) les notions de différence (diaphorè, διαφορή) et de genre (genos, γένος).

Je commence par le premier paragraphe (drôle d'idée :) ...). Si l'on admet que l'homme est un animal, et que ce Jean-Pierre est un homme, alors ce Jean-Pierre est aussi un animal. En reprenant les notions du chapitre précédent, si A est affirmé de B kath'hupokeimenou, et si B est affirmé de C kath'hupokeimenou, alors A peut être affirmé de C kath'hupokeimenou. Répétons le autrement, si B est un cas particulier de A, et si C est un cas particulier de B, alors C est un cas particulier de A. Ce sont là des choses qui vont de soi pour ceux qui sont habitués à l'inférence "B => A et C => B donnent C => A", et il n'y a pas plus de mystère pour ce paragraphe. Ceci confirme d'une certaine manière ce que je disais à propos du mode kath'hupokeimenou à la fin du billet précédent, que l'accusation kath'hupokeimenou consiste à ranger une chose (le hupokeimenon) dans une classe plus large.

Cette observation permet de mieux comprendre le second paragraphe. Aristote précise dans le chapitre sur la Substance les notions d'espèce (eidos, εἶδος) et de genre (génos, γένος). En première approximation, on peut dire qu'il s'agit d'une hiérarchie à trois niveaux. Au niveau fondamental se trouvent les choses, les substances premières (protè ousié, πρωτὴ ουσία) comme par exemple cette table, ce Jean-Pierre, etc ... les choses prises dans tout ce qu'elles ont de singulier, de particulier. On peut ensuite classer ces choses en différentes espèces (eidè); c'est ce qu'on fait lorsqu'on accuse deux tables particulières d'être deux instances de table. Les espèces peuvent elles-mêmes être rassemblées en différents genres (genè); ainsi la table et la chaise font partie de la classe meuble. Le mode d'accusation kath'hupokeimenou est précisément le mode qui permet de passer d'un niveau au niveau supérieur.

Ce nombre limité de niveaux d'organisation ne doit pas, me semble-t-il, laisser croire qu'Aristote s'empêche de penser à des niveaux supérieurs. Si une espèce A peut se diviser en sous-espèces B et C, alors l'espèce A peut être considérée comme le genre de B et C, et réciproquement, B et C peuvent être considérées comme des espèces du genre A. De même, si un genre B et un genre C peuvent être rassemblés sous un genre supérieur C, alors B et C sont comme des espèces du genre C. Pour résumer, on peut dire que les niveaux espèce et genre sont des niveaux mobiles, et que l'un ne va pas sans l'autre: un genre est toujours une classe d'espèces, et des espèces auxquelles on peut appliquer un même nom (voir notion de synonyme du premier chapitre) forment un genre. Il faut cependant noter que tous ces niveaux d'organisation se fondent sur le niveau fondamental des substances premières; on y reviendra au chapitre sur la Substance.

La division d'un genre en espèces s'effectue selon un ensemble de critères qu'Aristote appelle différences (diaphorai, διαφοραί). Une différence dans un genre est un critère qui permet de distinguer les espèces de ce genre. Il peut y avoir en français une certaine confusion car on a (en tout cas j'ai) tendance à comprendre le terme de différence comme "différence entre deux choses". Ici, il s'agit surtout d'un critère commun (donc au niveau du genre) qui permet de différencier deux espèces. Par exemple, dans le genre animal, la différence "bipède" est un critère qui permet de distinguer les espèces d'animaux bipèdes des espèces d'animaux non-bipèdes. Ainsi une espèce dans un genre est reconnaissable par l'ensemble des différences qu'elle satisfait ou ne satisfait pas.

Dans le second paragraphe de ce chapitre (enfin!), Aristote dit simplement la chose suivante. Si deux genres A et B ne sont pas subordonnés l'un à l'autre, c'est-à-dire, si A n'est pas un genre supérieur contenant le genre B et B n'est pas non plus un genre supérieur contenant A, c'est-à-dire encore, si aucun des deux ne peut être affirmé de l'autre kath'hupokeimenou, alors il n'y a aucune raison que les différences dans A correspondent aux différences dans B. Par exemple, le genre animal comporte les différences bipède, terrestre, volatile, aquatique et aucune de ces différences n'est pertinente pour le genre science; on ne distingue pas une espèce de science d'une autre parce que celle-ci a ou n'a pas deux pieds (Aristote ne manque pas d'humour :) ). Par contre, si par exemple A est un genre supérieur à B, c'est-à-dire si B est un cas particulier de A, c'est-à-dire encore, si A peut être affirmé de B kath'hupokeimenou, alors il est possible (quoique non nécessaire) qu'une différence dans A soit également pertinente comme différence dans B.  Par exemple (l'exemple est de moi), si A est le genre animal, et si B est le sous-genre rassemblant les espèces bipèdes et les espèces aquatiques, alors la différence "bipède" est bien une différence dans B qui permet de distinguer les espèces bipèdes des espèces aquatiques dans B.

En ce qui concerne la transitivité du mode kath'hupokeimenou, les espèces, les genres et des différences, voilà qui est dit.

Scons Dut

mercredi 12 juin 2013

Témérités (2)

Références

Ainsi faut-il juger la qualité d'un vers
Par le nombre et la masse et par une abondance,
Digne de nos gros rois qui se donnent des airs
Et qui noient le bon peuple de nobles références.

Faut-il donc vous donner, jusqu'à vous rendre ivre,
Une liste à cocher, une table de lois,
Pource que vous n'aimez que vous tâchez les doigts
Par l'encre qui servit à composer ces livres !

Voici pour vous, rapace et comptable, la somme alléchante de mille années humaines !

Chaos, Homère, Hésiode, Zeus, Chronos, Gaia, Apollon, Athéna, Prométhée, Epiméthée, Mithra, Jean-Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, Victor Hugo, Gwynplaine, les Comprachicos, Ulysse, Pénélope, Télémaque, Agamemnon, Achille, Hélène, Nestor, Priam, Ithaque, Thucydide, Démosthène, Lucien, Virgile, Enée, Typhon, Philémon, Baucis, Hermes, Phaéton, Helios, Héliades, Danaé, Sémélé, Dionysos, Euripide, Eschyle, Sophocle, Céline, Pericles, Bourdieu, Baudelaire, Calypso, Rimbaud, Platon, Aristote, Héraclite, Montesquieu, Racine, Boileau, La Fontaine, Diderot, Descartes, Hadès, Ares, Héphaistos, Pandore, Ménippe, Icare, Dédale, Borges, les Immortels, la bibliothèque de Babel, Fantine, Javert, Jean Val Jean, Giliatt, l'Orbe, Hadrien, Yourcenar, Zénon, Zénon d'Elee, Parménide, Alcibiade, Saint-Thomas, Saint-Augustin, Socrate, Duns Scot, Frege, Russell, Wittgenstein, Brauquier, Apollinaire, Aragon, Char, Artaud, Beckett, Bonnefoy, Chateaubriand, Proust, Zola, Verne, Poe, Gordon Pym, Charon, Diogène, Eluard, Deleuze, Foucault, Derrida, Cassirer, Bachelard, Bergson, Kant, Hegel, Heidegger, Nietzsche, Schopenhauer, Spinoza, Desanti, Bouveresse, Tiercelin, Feyerabend, Girard, Connes, Leibniz, Newton, Galilée, Circé, Aristarque de Samos, Copernic, Einstein, Poincaré, Hilbert, Gauss, Riemann, Herbrand, Debray, Schwartz, Cyclope, Fourier, Perelman, Barthes, Jésus, Bouddha, Joyce, Freud, Jung, Lacan, Latour, Laruelle, Badiou, Pascal, Popper, Kuhn, Fitzgerald, Gatsby, Pavarotti, Césaire, Tournier, Diomède, Ajax, Levi-Strauss, Sartre, Orwell, Rhadamante, Ionesco, Liouville, Goethe, Faust, Antinous, Weyl, Humbold, Bach, Haendel, Beethoven, Mozart, Chopin, Listz, Telemann, Wagner, Debussy, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Boulez, Messiaen, Dutilleux, Daphnis, Chloé, Longus, Michaux, Phèdre, Shakespeare, Prospero, César, Néron, Stendhal, Maupassant, Flaubert, Durkheim, Marx, Grisey, Murail, Hérodote, Empédocle, Cicéron, Brasidas, Chomsky, la tour de Babel, Simondon, Whitehead, Schumann, Mann, Schubert, Berlioz, Tchaikovsky, Faulkner, Dostoievsky, Tchekov, Gabriel, Abraham, Sappho, Sand, Noether, Butler, Judith, Holopherne, Vinci, Caravage, Rembrandt, Gauguin, Picasso, Van Gogh, Kandinsky, Cadipso, Hippolyte, Artemis, Giraudoux, Anouilh, Obaldia, Admète, Héraclès, Egisthe, Electre, Iphigénie, Oreste, Clytemnestre, Othello, James, Ravaisson, Phidias, Dante, Béatrice, le Lion de Némée, le Sanglier de Calydon, l'Hydre, le Léviathan, la Baleine, Andromède, Cassandre, Andromaque, Antigone, les Vestales, Esope, Thomas de Quincey, Xénakis, Saint-John Perse, Musil, Camus, Pagnol, les Myrmidons, Oedipe, Narcisse, Echo, Egyptos, Europe, Cadmos, les Phéniciens, Jason, Médée, Pasolini, le Roi Arthur, Barry Lindon, Kubrick, Godard, Valery, Verlaine, Vian, Gautier, Carter, Rabelais, Ronsard, Gargantua, Pantagruel, Molière, Ménandre, Aristophane, et enfin
Οὖτίς

Bon appétit charognard !

Conseils à ceux qui voudraient dire une bêtise sans paraître idiot

Insérez avec parcimonie quelques noms tirés de la liste ci-dessus de sorte à orner votre ineptie de belles guirlandes qui ne manqueront pas de flatter le bas-ventre des esprits ronfleurs. Faites attention cependant à n'y pas mettre trop de zèle, auquel cas vous risqueriez bien de dire joliment, voire même brillamment.

Exemple:
Hello, l'Héliade, qu'est-c'que tu fous là ?!
Salope ! Pute et grosse connasse !
Je te pète pétasse le trou de ta cuirasse
Du haut d'ma Porche en flammes, j'fais fondre la caillasse,
Et te gicle l'ambre de mon membre, en plein dans ta grosse face !

Oh la divine ! En attendant Godot
Dans le style tai'chi, elle chie comme lavabo
Quand j'l'ai enfermée, près de sa pote, la Danaé
Mon foutre d'or coulant, c'est ça qui l'a sauvée.
Et te voilà salope, grosse d'un bonobo
T'iras accoucher sur ta tombe, et moi, ton Zeus, j'pisserai sur ton étron.
Vlà pourquoi, ton gosse, poufiasse, j'l'appellerai Orion.

Ces deux strophes illustrent cette technique en matière de poésie (légendes des Héliades, de Phaéton, de Danaé et d'Orion). N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas de faire de la poésie, et vous n'avez donc pas à vous encombrer de règles comme l'alternance des rimes féminines ou masculines, ou la division métrique, etc ... Vous ne pourrez cependant pas déroger à la nécessité de faire des rimes. Mais qu'importe, contentez-vous de faire des assonnances, ou des rimes intérieurs; ces rimes peuvent être approximatives. Ne vous embêtez pas à varier les phonèmes, laissez venir et faites confiance au poète qui sommeille en vous. Feignez d'être libre quand vous composez et contentez-vous de répétez ce que votre mémoire a enregistré du brouhaha qui nous entoure. S'il s'agit de mettre la chose en musique, ne perdez pas de temps à mieux définir la scansion. Si un ou deux mots sortent de la mesure, ou s'ils empiètent sur le vers suivant, mettez des silences ou faites des rejets et contre-rejets; c'est une façon très rapide d'utiliser son ignorance pour produire de la diversité rythmique, et vous pourrez vous targuer de "viser au-delà de la scansion conservatrice". De plus, les références que vous aurez insérées dans votre texte finiront de convaincre les musiciens pinailleurs de la "profonde cohérence de votre oeuvre".

Attention, cependant, à ne pas faire trop de références à des icônes de la culture populaire (superman, star wars, dragon ball, etc ...); je ne les ai d'ailleurs pas inclues dans ma liste. Il faut en effet privilégier la Haute Culture. En vous alliant à cette figure d'autorité, vous maximisez vos chances d'être mieux accepté, et ce, d'autant mieux chez ceux qui ne connaissent que la surface sans connaître le fond.

Je ne l'ai pas dit, car cela va de soi, surtout, ne lisez pas ces illustres personnages ! Vous risqueriez bien de devenir plus sages !
Scons Dut

mercredi 5 juin 2013

Témérités (1)


Aux heures inconstantes, les ombres passent.

Adieux Songes ...

Le Soleil se lève et celui-là vous quitte. 
La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et les poisons, 
Et lui, 
Il se lève, et il se réveille. 

Les perles rosées aux doigts de l'Aurore
[se moquent de votre mal en train ... 
Comme elles sont fraîches ! comme elles sont claires ! 

N'approchez pas vos yeux démons, c'est un feu pur qui les illumine. 

Haha, il vous a prévenu, enfants de Brume.

Ne pleurez pas. 
C'est là une propriété connue du rayon azuré. 
Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide,
[se réfracte en d'innombrable fils; 
On dirait Arachné flamboyante, haha ! 
C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. 
Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée:
[un rayon de son char l'a foudroyé. 

Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte
[d'eau rhododactyle qui vous a noyé ? 

Comme vous êtes faibles, comme vous êtes solubles ! 

Allez, allez. 
Il vous entend. 

Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir.




Car, c'est lui que la Nuit emporte

O. Cadipso
·: ·: ·: :· :· :·

Le poème Aux heures inconstantes, les ombres passent. (Ahilop) de Cadipso (poète assez mineur, il faut le dire) relève d'un genre que j'affectionne particulièrement, à savoir la descente dans le monde des morts. C'est là un vieux thème qu'on retrouve dans l'Odyssée d'Homère, les légendes d'Orphée et d'Héraclès, les Voyages Extraordinaires de Lucien, la Divine Comédie de Dante, Spawn, et bien d'autres oeuvres encore où il s'agit toujours de confronter les vivants et les morts. Quoi de plus fascinant, en effet, que cette frontière inconnue qui sépare les ténèbres de la lumière ! :) Dans ce billet, je me propose de révéler quelques unes des dimensions du texte de Cadipso. Cette analyse relativement formelle ne doit pas effrayer le lecteur. Si j'adopte une telle approche, c'est dans l'espoir peut-être vain de pouvoir partager avec lui une perception commune, et par là, une émotion commune. Il faut simplement ajouter, avant de commencer, que j'ai tenté dans la mesure du possible de restituer le texte de Cadipso de façon à rester fidèle à la mise en page originale; je n'ai hélas pas pu trouver d'accès en ligne à son oeuvre vers lequel j'aurai pu renvoyer le lecteur.

Mon analyse se développera selon les axes suivants:

  1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité
  2. Formes d'énonciation et théâtralité
  3. Jeux de symétries, labyrinthe
Je terminerai, très scolairement, par une conclusion dans laquelle j'essaierai de montrer ce caractère que l'on retrouve en filigrane dans toute l'oeuvre de Cadipso, à savoir, ce que j'ai appelé une sorte d'enchantement intranquille; pour prendre, non sans humour, le contrepied du célèbre analyste R. Caron lorsqu'il introduit la notion de désenchantement tranquille dans l'oeuvre de H.-W. Ruyermas. Et puisque je viens de conclure :) commençons !

Afin de faciliter les références au texte, j'ai décidé de le découper de la façon suivante. Le poème comporte, outre son titre, 11 strophes séparées par des sauts de lignes (quelque fois plusieurs sauts de lignes) que nous noterons S1, S2, ..., S11. Ainsi, par exemple, la strophe S1 comporte l'unique vers "Adieux Songes ...", et la strophe centrale S6 est "Ne pleurez pas [...] l'a foudroyé.".

1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité

Rien de plus agaçant, n'est-ce pas, que de lire une oeuvre où s'entassent pêle-mêle de multiples références croisées et d'inextricables traits d'esprits dans un beau maelstrom d'où seul Dédale pourrait s'échapper ! Effectivement, c'est là une opinion bien partagée. Elle doit cependant s'appliquer aux cas où la valeur de l'oeuvre réside uniquement dans cet effet de culture. Et la question se pose de savoir si l'Ahilop tombe sous le coup de cette accusation. Mais pour y répondre, il faut bien, dans un premier temps au moins, chercher à démêler les multiples fils qui forment ce tissu imperméable à notre regard. Ce n'est qu'à la suite de cela, qu'on pourra juger l'étoffe en fin connaisseur.

Il va sans dire que Cadipso est formé à l'école classique. Les personnages invoqués dans l'Ahilop sont de très anciennes figures qui remontent pour la plupart aux temps d'Homère et d'Hésiode. Pour les décrire, je m'appuierai sur les excellentes Métamorphoses d'Ovide. En fait, la lecture montre qu'on distingue d'une part, un groupe de personnages nommés, et de l'autre un unique personnage anonyme (dans le deuxième vers "... et celui-là vous quitte") auquel je me référerai par Personne :) Les personnages nommés sont, dans l'ordre d'apparition: les Songes, le Soleil, la Nuit, l'Aurore, Arachné, Phaéton.

Les Songes, la Nuit et l'Aurore sont des figures que l'on retrouve dans les Métamorphoses d'Ovide dans le chapitre consacré au dieu Sommeil: [XI, 591] "Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l'Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l'obscurité de ces lieux. D'humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n'y appelle l'Aurore. [...] La Nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l'univers. [...] Au fond s'élève un lit d'ébène fermé d'un rideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des Songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage." 

On remarque ainsi la proximité des métaphores de Cadipso. Chez les deux poètes, on retrouve le champ lexical et sémantique de la brume, de l'illusion, des vapeurs et des drogues comme le montre le troisième vers de l'Ahilop "La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et vos poisons". L'Aurore a un statut plus particulier. En effet, dans les vers "les perles rosées aux doigts de l'Aurore se moquent de votre mal en train" et "Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte d'eau rhododactyle qui vous a noyé ?", il y a une référence explicite à l'expression homérique "Aurore aux doigts de rose"; rhododactyle étant une transposition directe de l'adjectif rhododaktulos (ῥοδοδάκτυλος) et signifiant littéralement "doigt de rose".

Le groupe consitué de Soleil et Phaéton est également présenté dans les Métamorphoses d'Ovide (II, 1-336). La légende raconte qu'un jour, Phaéton demanda à conduire le char du Soleil son père. Ne pouvant lui refuser ce voeu, le Soleil accepta à contre-coeur de lui prêter son char de feu. Cependant, Phaéton perdit le contrôle du char, et Zeus le foudroya afin de protéger la terre de ce feu destructeur. Les Héliades soeurs de Phaéton, apprenant sa mort, se métamorphosèrent en peupliers et leurs larmes en ambre. Cette source mythologique est particulièrement explicite dans les vers centraux de l'Ahilop: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. // Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée: un rayon de son char l'a foudroyé.". A ceci près que Cadipso tord légèrement la légende en attribuant la mort de Phaéton au rayon (d'une roue) du char. Cette torsion se justifie par d'autres considérations que je présenterai dans la section 3.

Enfin, le personnage Arachné, introduit dans le vers central "On dirait Arachné flamboyante, haha !", est évoqué au chapitre (VI, 1-145) des Métamorphoses. La légende raconte que la lydienne Arachné s'étant prétendu plus habile au tissage que Pallas Athéna, provoqua la colère de la déesse. Athéna lui proposa de se mesurer à elle lors d'un concours. Cependant, Arachné remporta le concours, et Athéna folle de rage la transforma en araignée, ne lui laissant que pour seul prix de sa victoire son talent de tisseuse. L'allusion métaphorique d'Arachné dans la strophe central de Cadipso fait suite au vers "Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide, se réfracte en d'innombrables fils;" dans lequel les multiples réfractions du rayon dans la goutte d'eau semblent tisser une toile de lumière.

En ce qui concerne les sources mythologiques de l'Ahilop, voilà qui me semble suffisant.

2. Formes d'énonciation et théâtralité

Il n'aura pas échappé au lecteur que la section précédente n'a pas précisé le statut du personnage le plus étrange de ce poême, à savoir le personnage anonyme que j'ai décidé de nommer Personne. Personne est toujours présenté à la troisième personne du singulier. Ainsi donc, Cadipso introduit une première distance entre Personne et le narrateur. Cependant, Cadipso mêle subrepticement une forme d'énonciation au style indirect où le narrateur est distinct de Personne, et une forme d'énonciation au style direct où Personne semble prendre la parole. Par exemple, les strophes S2, S3, S9, S10 et S11 relèvent assez clairement du style indirect; le narrateur décrit manifestement une situation impliquant Personne, et établit ainsi une certaine distance avec ce personnage. Les strophes S1, S4, S5, S7 et S8 penchent au contraire du côté du style direct, dans lequel Personne prend la parole et interpelle les autres personnages (les Songes en fait). Notez cependant que la strophe centrale S6 est ambigüe, car elle semble commencer par un style direct et finir par un style indirect. Et en réalité, chaque strophe semble être un mélange de style direct et de style indirect; déséquilibré tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, ou bien équilibré au point d'être véritablement ambigü. Cette ambigüité nous invite à prendre le contre-pied de notre première démarcation, et à inverser les rôles, ne serait-ce que pour voir ce qu'il se passe.

Pour l'instant, on peut se contenter de remarquer que l'alternance entre les deux formes d'énonciation instaure une certaine forme de théâtralité. Pour montrer cela, je voudrais, au moins dans un premier temps, soutenir une thèse un peu extrême en affirmant que les strophes de Cadipso sont, dans l'intention, à peu près de la même taille. Ou plutôt, les vides entre les strophes ne sont pas véritablement des vides inter-strophes, mais font, au contraire, partie des strophes. Les vides sont des occasions de laisser se dérouler une action hors-texte. Par exemple, le vide entre les strophes S4 et S5 semble suggérer que les Songes, ces enfants de la Brume, n'ont pas écouté l'ordre de ne pas approcher leurs yeux, et la moquerie au début de la strophe S5 ("Haha [...]") indique que ces enfants se sont effectivement brûlé les yeux. On retrouve une telle action hors-texte entre les strophes S5 et S6.

Si les vides avant la strophe centrale suggèrent plutôt des actions physiques, les vides après la strophe centrale sont d'une autre nature. Entre les strophes S7 et S8, le lecteur a l'impression que les Songes ont répondu à la question, et la strophe S8 vient comme réconforter, d'un air un peu taquin, ces enfants de la Brume. Mais entre S8 et S9, il y a un changement brusque, marqué par le retour assez franc au style indirect. Le narrateur semble reprendre le flambeau et s'adresser directement aux Songes, en leur intimant de laisser Personne tranquille. 

Le vide le plus marqué du texte est sûrement celui qui précède la dernière strophe. Cette longue pause fait évidemment écho au vers de l'avant-dernière strophe "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir". Le lecteur est comme invité à s'asseoir avec le narrateur, près des Songes, pour regarder Personne s'éloigner lentement. Et lorsque Personne est presque indistinct, le narrateur clôt le poême par une formule incisive "Car, c'est lui que la Nuit emporte" (remarquez l'absence de point final). Il y a là, véritablement un retournement de situation total. En une formule, tout l'édifice construit s'inverse: c'est Personne qui s'en va dans la Nuit au lieu de se lever avec le Soleil, c'est Personne qui s'endort au lieu de se réveiller, c'est lui qui est faible et qui est soluble. C'est lui l'enfant. Au risque d'anticiper un peu sur la conclusion, il y a là quelque chose comme un entêtement étrange de Personne à inverser les choses, entêtement qui s'explique tout simplement par la peur enfantine du noir, la peur plus adulte de la mort. Et ces songes, et ce narrateur en sont si tourmentés qu'ils préfèrent laisser à Personne un temps encore le plaisir de cette illusion.

On le voit, l'alternance des formes d'énonciation et le jeu sur les vides entre les strophes introduisent un espace hors-texte où peut se dérouler une action particulière. Et il est intéressant de voir comment cette action hors-texte se superpose aux différents points d'appui que forment les vers proprement dits. On voit ainsi se dessiner une forme de théâtralité très proche des considérations sur le hors-champ en théorie du cinéma. En tout cas, voilà qui conclut cette seconde section.

3. Jeux de symétrie, labyrinthe

Le lecteur aura sans doute remarqué que le poême admet une structure particulière. D'un point de vue formel, le texte semble s'articuler autour de la strophe centrale S6 à la manière d'un palindrome. Ainsi, en comptant le nombre de vers, on remarque que la strophe S5 fait écho à la strophe S7, S4 à S8, S3 à S9 et S1 à S11; on note que seul le couple S2/S10 semble faire exception, puisque S2 comporte 4 vers, alors que S10 n'en comporte qu'un. Mais c'est oublier ce que j'ai montré dans la section précédente. La strophe S10 comporte un vers proprement dit, mais également le vide qui le suit, de sorte que l'equivariance de S2 et S10 est rétabli.

On retrouve de tels jeux de symétries à divers endroits du texte, et il est probable que j'en manque un certain nombre. Ainsi, la strophe S1 "Adieu Songes ..." pourrait être la dernière parole de Personne lorsque le narrateur retourne la situation à la strophe S11 "Car, c'est lui que la Nuit emporte". Ou encore, dans la strophe S2, le premier vers "Le Soleil se lève [...]" entre en résonnance avec le dernier vers de S2 "Il se lève, et il se réveille" via un jeu de rimes en chiasme. De même, l'Aurore est introduite à la strophe S3 "Les perles rosées aux doigts de l'Aurore", et cette figure semble être une torsion délibérée de la formule homérique "Aurore aux doigts de rose". Cette torsion déforme le sens de rose comme fleur vers rosée comme phénomène de condensation, et amène ainsi une dimension aquatique de transparence et de pureté à l'Aurore. Cette dimension aquatique est d'emblée opposée au "feu pur" (strophe S4) qui illumine la rosée. 

La strophe centrale est particulièrement travaillée. D'abord, elle achève cette transmutation élémentaire par l'évocation de la lumière, à travers la métaphore du réseau des rayons lumineux réfractés dans une goutte d'eau comme étoffe de lumière tissé par Arachné. Cette étoffe, est comparé au passage, à la substance spirituelle ("Le trait, comme l'esprit, [...]") et renvoie à la luminescence de Personne (du moins tel est ce qu'il croit être); Cadipso fait ici un trait d'esprit en un sens très profond. La seconde moitié de la strophe centrale introduit subtilement l'idée de la mort: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, [...]". En effet, il faut se rappeler que l'ambre a pour origine mythologique les larmes des Héliades pleurant la mort de Phaéton. Le dernier vers de la strophe centrale finit d'évoquer explicitement la mort par le foudroiement de Phaéton, et en opérant par la même occasion une remarquable mise en perspective des "perles rosées aux doigts de l'Aurore" et de "l'Orbe enflammée" (le Soleil). Il y a là une annonce.

La seconde moitié du poême évoque explicitement ces jeux de symétries "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illustion du miroir", et comme je l'ai expliqué dans la section précédente, le dernier vers agit comme un révélateur (au sens du développement photographique). Il transforme le positif en négatif, le noir en blanc, le blanc en noir, le sommeil en réveil, le réveil en sommeil, la mort en vie et la vie en mort.

Conclusion

On l'aura compris. Ces multiples symétries, ces transformations subreptices, ces sorties qui n'en sont pas, etc ... tout cela conduit à former un labyrinthe d'une sorte très particulière. Ces murs sont faits de rosée, de gouttes d'eau, de vapeurs, de brume, de fils de lumière tressée, de feu, de flammes, de lumière et d'ombre. Autant d'illusions qui confèrent indubitablement une atmosphère enchantée à l'Ahilop; mais cet enchantement fait aussi partie du labyrinthe. Le titre nous le rappelle d'une certaine façons: Aux heures inconstantes, les ombres passent. L'intranquilité de ce labyrinthe vient du fait que, malgré tout, le Minotaure y rode. Inlassablement.

Et vous même qui lisez ce feuillet, êtes-vous sûrs de bien savoir où vous êtes ?

O. Cadipso