vendredi 24 mai 2013

Je hais la musique

Je publie ici un billet qu'un ami musicien accepta d'écrire après que je lui eus demandé de préciser son rapport à la musique. N'ayant pas souhaité exposé son nom, il m'a laissé le choix quant au pseudonyme qui lui conviendrait le mieux. Et c'est avec une joie à peine retenue que j'exerce ce pouvoir accordé et que je le nomme (roulement de rochers): Polyphénol :)
"Ô temps délicieux des vieux bergers grecs ..." R.
Place au buveur de lait !
Scons Dut

Je hais la musique

Tu me demandes, Scons, de décrire mon rapport à la musique, c'est-à-dire, j'imagine, de trouver une sorte de formule condensée de la façon dont "je vis la musique", comme disent la plupart des gens. Et c'est une question qui se pose souvent, en effet, à quiconque prétend faire de la musique son métier. Mais vois-tu, il faut dès le départ distinguer celui qui exerce un métier et celui qui parle de ce même métier; puisqu'après tout le criminel qui pratique l'injustice est-il le mieux pourvu lorsqu'il s'agit de définir l'injustice ? Cette chose étant dite, tu ne m'en voudras pas trop, je l'espère, si le témoignage que j'apporte se révèle inutile à la réflexion que tu sembles avoir entreprise à propos de la musique.

Tu le sais, et nos nombreuses discussions l'ont suffisamment montré, que je m'efforce la plupart du temps à poser un avis modéré sur les choses, j'essaye dans la mesure du possible d'ordonner mes arguments, de les comparer à ceux qui viennent d'être avancés et je suis toujours prêt à approuver une erreur que j'aurais pu commettre lorsqu'une preuve suffisante et honnête m'est présentée. Tu sais bien cependant que nous autres, pauvres humains, ne sommes pas infaillibles :) Chacun de nous a ses moments de faiblesses, ses accès immodérés voire même complètement déraisonnables. Chez moi, ce moment est tout simplement la musique. Puisqu'il est impossible d'être irréprochable en toute chose, je voudrais que ma seule démesure soit la musique. C'est une chose étrange, mais dans cette cocotte-minute qu'est mon esprit, je mobilise toutes mes forces pour ne pas exploser et me répandre lamentablement sur le carrelage de la cuisine, et je ne demande que cette unique chose, cette simple chose: que la soupape d'évacuation soit la musique. D'autres la placent ailleurs, à chacun sa démesure. 

Cette métaphore un peu ridicule indique assez bien, c'est-à-dire plutôt mal, ma relation à la musique. Disons que c'est une relation tendue, extrêmement tendue, pour laquelle je n'ai pas trouvé mieux que de parler de haine pure. Voilà, c'est dit ! Je hais la musique, d'une haine pure. Le trait est un peu provocant, je l'avoue. Aurais-je dit que j'aimasse la musique qu'aussitôt une foule d'idées molles et sirupeuses seraient venues s'agglutiner à ma formule. Non ! Je ne suis pas écrivain, je n'ai pas toute la palette pour préciser les divers degrés de l'amour; ainsi donc, faut-il que je parle de haine, aussi maladroit soit ce terme.

Je ne voudrais cependant pas laisser à tes lecteurs et lectrices, l'impression vague que peuvent susciter les paragraphes précédents ou, plus précisément, la gaucherie de ma prose. Imaginons une situation où on fait découvrir à un auditeur une oeuvre musicale qu'il n'a jamais ni vue ni entendue. Ce que j'exècre par dessus tout, c'est l'attitude de celui qui essaiera d'adjoindre à son écoute une série de métaphores, comme des symboles cachés dans ou derrière les sons. Ce mauvais auditeur, par une mollesse que je ne m'explique pas, invoque un monde de rêves et de merveilles, ou d'horreurs et de cauchemars, monde lourd qu'il applique à l'oeuvre sans même la regarder ni l'écouter. Forcément, sous un tel poids de significations alambiquées, totalement amusicales, l'oeuvre plie et se brise. Ce mauvais auditeur est un mauvais ennemi, une espèce d'enfant idiot qui écrase l'oeuvre comme on écrase une fourmi. Ce mauvais auditeur méprise l'oeuvre. Je la hais, ce n'est pas pareil. Nul n'est tenu, après tout, de parler d'une oeuvre après l'avoir écoutée, mais s'il en parle et s'il veut la partager, il faut au moins qu'il soit plus attentif à celle-ci, au lieu de parler de lui-même, de ce qu'il a "ressenti au fond de ses tripes". Qui se soucie de ses problèmes gastriques !

Aussi quand je parle d'une oeuvre, soit parce que je l'estime intéressante, soit parce qu'on me l'a demandé, j'adopte généralement une approche technique. Une telle approche admet ses raffinements, mais, pour donner quelques exemples, il s'agit de demander comment l'oeuvre est divisé dans le temps, quels sont les instruments utilisés, comment s'agencent-ils, quels timbres sont formés, comment telle ligne mélodique s'inscrit dans la trame rythmique de tel passage, etc ... Souvent, on me reproche d'être trop "cérébral", en arguant du fait que la musique ne se réduit pas à ceci, à cela. En tout cas, la musique ne se réduit certainement pas aux mouvements intestins du mauvais auditeur ! Et si mon approche est soi-disant cérébral, c'est parce que précisément je ne suis pas en train de faire de la musique, mais bien d'en parler. Qui plus est, il s'agit d'en parler pour que mes interlocuteurs comprennent la partie de l'oeuvre qui soit transmissible par la parole. Est-ce à dire que la parole épuisera toute la substance de l'oeuvre ? Forcément non, auquel cas, on se contenterait d'en parler au lieu de l'écouter. Le mauvais auditeur est quelqu'un qui écoute peut-être, mais qui parle mal; tout ce que je lui conseille, c'est de se taire.

Quant à savoir comment l'audition d'une oeuvre musicale peut être modifiée par la connaissance de sa structure logique, je veux dire sa structure liée à la parole, c'est une question qu'il faut poser au philosophe. Je ne peux que constater qu'effectivement, la chose se passe ainsi. Précisément, en écoutant la musique pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un complexe de sons organisés, on accède, d'une façon qui m'est tout à fait incompréhensible, à des sensations qui peuvent se traduire (mal) par ces fameux mouvements intestins.

Voilà, à propos de mon rapport à la musique, en dire plus serait tout à fait superflu. Je l'ai rappelé au début, la musique est la seule chose où je m'autorise de tels excès et des avis aussi tranchés. Je te prie donc de prévenir les philosophes de prendre mes propos comme un simple témoignage; témoignage d'un criminel, qui plus est. 

Quoiqu'il en soit, je te l'ai déjà dit, et je le répète, tu peux le publier sur ton blog, mais je te demanderais de ne pas y révéler mon vrai nom. Si tu tiens vraiment à un nom d'auteur, je te laisse le choix. Mais choisis m'en un sympa :) Aussi, je reste ouvert à d'autres entrevues de ce genre, et je serai ravi, comme tu l'as proposé, d'analyser une oeuvre que tu m'auras soumise dans la mesure de mes capacités. Sur ce, bonne continuation.
Polyphénol


Les philosophes l'auront entendu, je l'espère. C'est un témoignage tranchant, c'est le moins qu'on puisse dire. Ô pauvre Cyclope benzénique, heureusement, Ulysse ne t'aura pas crevé les tympans :)
Scons Dut

2 commentaires:

  1. Mais pourquoi donc utiliser autant l'italique ? Est-ce votre passion pour Itaque ? Je me suis fait un torticolis.

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  2. Oh ! Je ne pensais pas que quelqu'un eût pu deviner cette référence accidentelle que je fais volontaire dès à présent. Disons que vous seriez Pénélope et que vous scruteriez, dans l'horizon des lignes, les voiles tantôt noires, tantôt blanches des lettres et des espaces qui les séparent. Et alors, belle amie, ce torticolis ne serait-il pas tout simplement l'effet de l'Amour patient ?

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