lundi 17 juin 2013

Aristote - Les Catégories (3)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 3. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

3. Prédicats, genres et espèces

Ce chapitre très court comporte deux paragraphes; le premier porte sur la transitivité des affirmations, tandis que le second évoque (sans les définir) les notions de différence (diaphorè, διαφορή) et de genre (genos, γένος).

Je commence par le premier paragraphe (drôle d'idée :) ...). Si l'on admet que l'homme est un animal, et que ce Jean-Pierre est un homme, alors ce Jean-Pierre est aussi un animal. En reprenant les notions du chapitre précédent, si A est affirmé de B kath'hupokeimenou, et si B est affirmé de C kath'hupokeimenou, alors A peut être affirmé de C kath'hupokeimenou. Répétons le autrement, si B est un cas particulier de A, et si C est un cas particulier de B, alors C est un cas particulier de A. Ce sont là des choses qui vont de soi pour ceux qui sont habitués à l'inférence "B => A et C => B donnent C => A", et il n'y a pas plus de mystère pour ce paragraphe. Ceci confirme d'une certaine manière ce que je disais à propos du mode kath'hupokeimenou à la fin du billet précédent, que l'accusation kath'hupokeimenou consiste à ranger une chose (le hupokeimenon) dans une classe plus large.

Cette observation permet de mieux comprendre le second paragraphe. Aristote précise dans le chapitre sur la Substance les notions d'espèce (eidos, εἶδος) et de genre (génos, γένος). En première approximation, on peut dire qu'il s'agit d'une hiérarchie à trois niveaux. Au niveau fondamental se trouvent les choses, les substances premières (protè ousié, πρωτὴ ουσία) comme par exemple cette table, ce Jean-Pierre, etc ... les choses prises dans tout ce qu'elles ont de singulier, de particulier. On peut ensuite classer ces choses en différentes espèces (eidè); c'est ce qu'on fait lorsqu'on accuse deux tables particulières d'être deux instances de table. Les espèces peuvent elles-mêmes être rassemblées en différents genres (genè); ainsi la table et la chaise font partie de la classe meuble. Le mode d'accusation kath'hupokeimenou est précisément le mode qui permet de passer d'un niveau au niveau supérieur.

Ce nombre limité de niveaux d'organisation ne doit pas, me semble-t-il, laisser croire qu'Aristote s'empêche de penser à des niveaux supérieurs. Si une espèce A peut se diviser en sous-espèces B et C, alors l'espèce A peut être considérée comme le genre de B et C, et réciproquement, B et C peuvent être considérées comme des espèces du genre A. De même, si un genre B et un genre C peuvent être rassemblés sous un genre supérieur C, alors B et C sont comme des espèces du genre C. Pour résumer, on peut dire que les niveaux espèce et genre sont des niveaux mobiles, et que l'un ne va pas sans l'autre: un genre est toujours une classe d'espèces, et des espèces auxquelles on peut appliquer un même nom (voir notion de synonyme du premier chapitre) forment un genre. Il faut cependant noter que tous ces niveaux d'organisation se fondent sur le niveau fondamental des substances premières; on y reviendra au chapitre sur la Substance.

La division d'un genre en espèces s'effectue selon un ensemble de critères qu'Aristote appelle différences (diaphorai, διαφοραί). Une différence dans un genre est un critère qui permet de distinguer les espèces de ce genre. Il peut y avoir en français une certaine confusion car on a (en tout cas j'ai) tendance à comprendre le terme de différence comme "différence entre deux choses". Ici, il s'agit surtout d'un critère commun (donc au niveau du genre) qui permet de différencier deux espèces. Par exemple, dans le genre animal, la différence "bipède" est un critère qui permet de distinguer les espèces d'animaux bipèdes des espèces d'animaux non-bipèdes. Ainsi une espèce dans un genre est reconnaissable par l'ensemble des différences qu'elle satisfait ou ne satisfait pas.

Dans le second paragraphe de ce chapitre (enfin!), Aristote dit simplement la chose suivante. Si deux genres A et B ne sont pas subordonnés l'un à l'autre, c'est-à-dire, si A n'est pas un genre supérieur contenant le genre B et B n'est pas non plus un genre supérieur contenant A, c'est-à-dire encore, si aucun des deux ne peut être affirmé de l'autre kath'hupokeimenou, alors il n'y a aucune raison que les différences dans A correspondent aux différences dans B. Par exemple, le genre animal comporte les différences bipède, terrestre, volatile, aquatique et aucune de ces différences n'est pertinente pour le genre science; on ne distingue pas une espèce de science d'une autre parce que celle-ci a ou n'a pas deux pieds (Aristote ne manque pas d'humour :) ). Par contre, si par exemple A est un genre supérieur à B, c'est-à-dire si B est un cas particulier de A, c'est-à-dire encore, si A peut être affirmé de B kath'hupokeimenou, alors il est possible (quoique non nécessaire) qu'une différence dans A soit également pertinente comme différence dans B.  Par exemple (l'exemple est de moi), si A est le genre animal, et si B est le sous-genre rassemblant les espèces bipèdes et les espèces aquatiques, alors la différence "bipède" est bien une différence dans B qui permet de distinguer les espèces bipèdes des espèces aquatiques dans B.

En ce qui concerne la transitivité du mode kath'hupokeimenou, les espèces, les genres et des différences, voilà qui est dit.

Scons Dut

mercredi 12 juin 2013

Témérités (2)

Références

Ainsi faut-il juger la qualité d'un vers
Par le nombre et la masse et par une abondance,
Digne de nos gros rois qui se donnent des airs
Et qui noient le bon peuple de nobles références.

Faut-il donc vous donner, jusqu'à vous rendre ivre,
Une liste à cocher, une table de lois,
Pource que vous n'aimez que vous tâchez les doigts
Par l'encre qui servit à composer ces livres !

Voici pour vous, rapace et comptable, la somme alléchante de mille années humaines !

Chaos, Homère, Hésiode, Zeus, Chronos, Gaia, Apollon, Athéna, Prométhée, Epiméthée, Mithra, Jean-Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, Victor Hugo, Gwynplaine, les Comprachicos, Ulysse, Pénélope, Télémaque, Agamemnon, Achille, Hélène, Nestor, Priam, Ithaque, Thucydide, Démosthène, Lucien, Virgile, Enée, Typhon, Philémon, Baucis, Hermes, Phaéton, Helios, Héliades, Danaé, Sémélé, Dionysos, Euripide, Eschyle, Sophocle, Céline, Pericles, Bourdieu, Baudelaire, Calypso, Rimbaud, Platon, Aristote, Héraclite, Montesquieu, Racine, Boileau, La Fontaine, Diderot, Descartes, Hadès, Ares, Héphaistos, Pandore, Ménippe, Icare, Dédale, Borges, les Immortels, la bibliothèque de Babel, Fantine, Javert, Jean Val Jean, Giliatt, l'Orbe, Hadrien, Yourcenar, Zénon, Zénon d'Elee, Parménide, Alcibiade, Saint-Thomas, Saint-Augustin, Socrate, Duns Scot, Frege, Russell, Wittgenstein, Brauquier, Apollinaire, Aragon, Char, Artaud, Beckett, Bonnefoy, Chateaubriand, Proust, Zola, Verne, Poe, Gordon Pym, Charon, Diogène, Eluard, Deleuze, Foucault, Derrida, Cassirer, Bachelard, Bergson, Kant, Hegel, Heidegger, Nietzsche, Schopenhauer, Spinoza, Desanti, Bouveresse, Tiercelin, Feyerabend, Girard, Connes, Leibniz, Newton, Galilée, Circé, Aristarque de Samos, Copernic, Einstein, Poincaré, Hilbert, Gauss, Riemann, Herbrand, Debray, Schwartz, Cyclope, Fourier, Perelman, Barthes, Jésus, Bouddha, Joyce, Freud, Jung, Lacan, Latour, Laruelle, Badiou, Pascal, Popper, Kuhn, Fitzgerald, Gatsby, Pavarotti, Césaire, Tournier, Diomède, Ajax, Levi-Strauss, Sartre, Orwell, Rhadamante, Ionesco, Liouville, Goethe, Faust, Antinous, Weyl, Humbold, Bach, Haendel, Beethoven, Mozart, Chopin, Listz, Telemann, Wagner, Debussy, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Boulez, Messiaen, Dutilleux, Daphnis, Chloé, Longus, Michaux, Phèdre, Shakespeare, Prospero, César, Néron, Stendhal, Maupassant, Flaubert, Durkheim, Marx, Grisey, Murail, Hérodote, Empédocle, Cicéron, Brasidas, Chomsky, la tour de Babel, Simondon, Whitehead, Schumann, Mann, Schubert, Berlioz, Tchaikovsky, Faulkner, Dostoievsky, Tchekov, Gabriel, Abraham, Sappho, Sand, Noether, Butler, Judith, Holopherne, Vinci, Caravage, Rembrandt, Gauguin, Picasso, Van Gogh, Kandinsky, Cadipso, Hippolyte, Artemis, Giraudoux, Anouilh, Obaldia, Admète, Héraclès, Egisthe, Electre, Iphigénie, Oreste, Clytemnestre, Othello, James, Ravaisson, Phidias, Dante, Béatrice, le Lion de Némée, le Sanglier de Calydon, l'Hydre, le Léviathan, la Baleine, Andromède, Cassandre, Andromaque, Antigone, les Vestales, Esope, Thomas de Quincey, Xénakis, Saint-John Perse, Musil, Camus, Pagnol, les Myrmidons, Oedipe, Narcisse, Echo, Egyptos, Europe, Cadmos, les Phéniciens, Jason, Médée, Pasolini, le Roi Arthur, Barry Lindon, Kubrick, Godard, Valery, Verlaine, Vian, Gautier, Carter, Rabelais, Ronsard, Gargantua, Pantagruel, Molière, Ménandre, Aristophane, et enfin
Οὖτίς

Bon appétit charognard !

Conseils à ceux qui voudraient dire une bêtise sans paraître idiot

Insérez avec parcimonie quelques noms tirés de la liste ci-dessus de sorte à orner votre ineptie de belles guirlandes qui ne manqueront pas de flatter le bas-ventre des esprits ronfleurs. Faites attention cependant à n'y pas mettre trop de zèle, auquel cas vous risqueriez bien de dire joliment, voire même brillamment.

Exemple:
Hello, l'Héliade, qu'est-c'que tu fous là ?!
Salope ! Pute et grosse connasse !
Je te pète pétasse le trou de ta cuirasse
Du haut d'ma Porche en flammes, j'fais fondre la caillasse,
Et te gicle l'ambre de mon membre, en plein dans ta grosse face !

Oh la divine ! En attendant Godot
Dans le style tai'chi, elle chie comme lavabo
Quand j'l'ai enfermée, près de sa pote, la Danaé
Mon foutre d'or coulant, c'est ça qui l'a sauvée.
Et te voilà salope, grosse d'un bonobo
T'iras accoucher sur ta tombe, et moi, ton Zeus, j'pisserai sur ton étron.
Vlà pourquoi, ton gosse, poufiasse, j'l'appellerai Orion.

Ces deux strophes illustrent cette technique en matière de poésie (légendes des Héliades, de Phaéton, de Danaé et d'Orion). N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas de faire de la poésie, et vous n'avez donc pas à vous encombrer de règles comme l'alternance des rimes féminines ou masculines, ou la division métrique, etc ... Vous ne pourrez cependant pas déroger à la nécessité de faire des rimes. Mais qu'importe, contentez-vous de faire des assonnances, ou des rimes intérieurs; ces rimes peuvent être approximatives. Ne vous embêtez pas à varier les phonèmes, laissez venir et faites confiance au poète qui sommeille en vous. Feignez d'être libre quand vous composez et contentez-vous de répétez ce que votre mémoire a enregistré du brouhaha qui nous entoure. S'il s'agit de mettre la chose en musique, ne perdez pas de temps à mieux définir la scansion. Si un ou deux mots sortent de la mesure, ou s'ils empiètent sur le vers suivant, mettez des silences ou faites des rejets et contre-rejets; c'est une façon très rapide d'utiliser son ignorance pour produire de la diversité rythmique, et vous pourrez vous targuer de "viser au-delà de la scansion conservatrice". De plus, les références que vous aurez insérées dans votre texte finiront de convaincre les musiciens pinailleurs de la "profonde cohérence de votre oeuvre".

Attention, cependant, à ne pas faire trop de références à des icônes de la culture populaire (superman, star wars, dragon ball, etc ...); je ne les ai d'ailleurs pas inclues dans ma liste. Il faut en effet privilégier la Haute Culture. En vous alliant à cette figure d'autorité, vous maximisez vos chances d'être mieux accepté, et ce, d'autant mieux chez ceux qui ne connaissent que la surface sans connaître le fond.

Je ne l'ai pas dit, car cela va de soi, surtout, ne lisez pas ces illustres personnages ! Vous risqueriez bien de devenir plus sages !
Scons Dut

mercredi 5 juin 2013

Témérités (1)


Aux heures inconstantes, les ombres passent.

Adieux Songes ...

Le Soleil se lève et celui-là vous quitte. 
La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et les poisons, 
Et lui, 
Il se lève, et il se réveille. 

Les perles rosées aux doigts de l'Aurore
[se moquent de votre mal en train ... 
Comme elles sont fraîches ! comme elles sont claires ! 

N'approchez pas vos yeux démons, c'est un feu pur qui les illumine. 

Haha, il vous a prévenu, enfants de Brume.

Ne pleurez pas. 
C'est là une propriété connue du rayon azuré. 
Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide,
[se réfracte en d'innombrable fils; 
On dirait Arachné flamboyante, haha ! 
C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. 
Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée:
[un rayon de son char l'a foudroyé. 

Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte
[d'eau rhododactyle qui vous a noyé ? 

Comme vous êtes faibles, comme vous êtes solubles ! 

Allez, allez. 
Il vous entend. 

Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir.




Car, c'est lui que la Nuit emporte

O. Cadipso
·: ·: ·: :· :· :·

Le poème Aux heures inconstantes, les ombres passent. (Ahilop) de Cadipso (poète assez mineur, il faut le dire) relève d'un genre que j'affectionne particulièrement, à savoir la descente dans le monde des morts. C'est là un vieux thème qu'on retrouve dans l'Odyssée d'Homère, les légendes d'Orphée et d'Héraclès, les Voyages Extraordinaires de Lucien, la Divine Comédie de Dante, Spawn, et bien d'autres oeuvres encore où il s'agit toujours de confronter les vivants et les morts. Quoi de plus fascinant, en effet, que cette frontière inconnue qui sépare les ténèbres de la lumière ! :) Dans ce billet, je me propose de révéler quelques unes des dimensions du texte de Cadipso. Cette analyse relativement formelle ne doit pas effrayer le lecteur. Si j'adopte une telle approche, c'est dans l'espoir peut-être vain de pouvoir partager avec lui une perception commune, et par là, une émotion commune. Il faut simplement ajouter, avant de commencer, que j'ai tenté dans la mesure du possible de restituer le texte de Cadipso de façon à rester fidèle à la mise en page originale; je n'ai hélas pas pu trouver d'accès en ligne à son oeuvre vers lequel j'aurai pu renvoyer le lecteur.

Mon analyse se développera selon les axes suivants:

  1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité
  2. Formes d'énonciation et théâtralité
  3. Jeux de symétries, labyrinthe
Je terminerai, très scolairement, par une conclusion dans laquelle j'essaierai de montrer ce caractère que l'on retrouve en filigrane dans toute l'oeuvre de Cadipso, à savoir, ce que j'ai appelé une sorte d'enchantement intranquille; pour prendre, non sans humour, le contrepied du célèbre analyste R. Caron lorsqu'il introduit la notion de désenchantement tranquille dans l'oeuvre de H.-W. Ruyermas. Et puisque je viens de conclure :) commençons !

Afin de faciliter les références au texte, j'ai décidé de le découper de la façon suivante. Le poème comporte, outre son titre, 11 strophes séparées par des sauts de lignes (quelque fois plusieurs sauts de lignes) que nous noterons S1, S2, ..., S11. Ainsi, par exemple, la strophe S1 comporte l'unique vers "Adieux Songes ...", et la strophe centrale S6 est "Ne pleurez pas [...] l'a foudroyé.".

1. Les personnages : influence des mythes de l'Antiquité

Rien de plus agaçant, n'est-ce pas, que de lire une oeuvre où s'entassent pêle-mêle de multiples références croisées et d'inextricables traits d'esprits dans un beau maelstrom d'où seul Dédale pourrait s'échapper ! Effectivement, c'est là une opinion bien partagée. Elle doit cependant s'appliquer aux cas où la valeur de l'oeuvre réside uniquement dans cet effet de culture. Et la question se pose de savoir si l'Ahilop tombe sous le coup de cette accusation. Mais pour y répondre, il faut bien, dans un premier temps au moins, chercher à démêler les multiples fils qui forment ce tissu imperméable à notre regard. Ce n'est qu'à la suite de cela, qu'on pourra juger l'étoffe en fin connaisseur.

Il va sans dire que Cadipso est formé à l'école classique. Les personnages invoqués dans l'Ahilop sont de très anciennes figures qui remontent pour la plupart aux temps d'Homère et d'Hésiode. Pour les décrire, je m'appuierai sur les excellentes Métamorphoses d'Ovide. En fait, la lecture montre qu'on distingue d'une part, un groupe de personnages nommés, et de l'autre un unique personnage anonyme (dans le deuxième vers "... et celui-là vous quitte") auquel je me référerai par Personne :) Les personnages nommés sont, dans l'ordre d'apparition: les Songes, le Soleil, la Nuit, l'Aurore, Arachné, Phaéton.

Les Songes, la Nuit et l'Aurore sont des figures que l'on retrouve dans les Métamorphoses d'Ovide dans le chapitre consacré au dieu Sommeil: [XI, 591] "Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte, recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l'Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l'obscurité de ces lieux. D'humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n'y appelle l'Aurore. [...] La Nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l'univers. [...] Au fond s'élève un lit d'ébène fermé d'un rideau noir. Là, plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants. Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des Songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage." 

On remarque ainsi la proximité des métaphores de Cadipso. Chez les deux poètes, on retrouve le champ lexical et sémantique de la brume, de l'illusion, des vapeurs et des drogues comme le montre le troisième vers de l'Ahilop "La Nuit vous emporte, vous et l'encens, vous et vos poisons". L'Aurore a un statut plus particulier. En effet, dans les vers "les perles rosées aux doigts de l'Aurore se moquent de votre mal en train" et "Et pour vous, ô pauvres amis, c'est la goutte d'eau rhododactyle qui vous a noyé ?", il y a une référence explicite à l'expression homérique "Aurore aux doigts de rose"; rhododactyle étant une transposition directe de l'adjectif rhododaktulos (ῥοδοδάκτυλος) et signifiant littéralement "doigt de rose".

Le groupe consitué de Soleil et Phaéton est également présenté dans les Métamorphoses d'Ovide (II, 1-336). La légende raconte qu'un jour, Phaéton demanda à conduire le char du Soleil son père. Ne pouvant lui refuser ce voeu, le Soleil accepta à contre-coeur de lui prêter son char de feu. Cependant, Phaéton perdit le contrôle du char, et Zeus le foudroya afin de protéger la terre de ce feu destructeur. Les Héliades soeurs de Phaéton, apprenant sa mort, se métamorphosèrent en peupliers et leurs larmes en ambre. Cette source mythologique est particulièrement explicite dans les vers centraux de l'Ahilop: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, du pauvre Phaéton. // Il a comme vous, observé son père, l'Orbe enflammée: un rayon de son char l'a foudroyé.". A ceci près que Cadipso tord légèrement la légende en attribuant la mort de Phaéton au rayon (d'une roue) du char. Cette torsion se justifie par d'autres considérations que je présenterai dans la section 3.

Enfin, le personnage Arachné, introduit dans le vers central "On dirait Arachné flamboyante, haha !", est évoqué au chapitre (VI, 1-145) des Métamorphoses. La légende raconte que la lydienne Arachné s'étant prétendu plus habile au tissage que Pallas Athéna, provoqua la colère de la déesse. Athéna lui proposa de se mesurer à elle lors d'un concours. Cependant, Arachné remporta le concours, et Athéna folle de rage la transforma en araignée, ne lui laissant que pour seul prix de sa victoire son talent de tisseuse. L'allusion métaphorique d'Arachné dans la strophe central de Cadipso fait suite au vers "Le trait, comme l'esprit, dans la sphère liquide, se réfracte en d'innombrables fils;" dans lequel les multiples réfractions du rayon dans la goutte d'eau semblent tisser une toile de lumière.

En ce qui concerne les sources mythologiques de l'Ahilop, voilà qui me semble suffisant.

2. Formes d'énonciation et théâtralité

Il n'aura pas échappé au lecteur que la section précédente n'a pas précisé le statut du personnage le plus étrange de ce poême, à savoir le personnage anonyme que j'ai décidé de nommer Personne. Personne est toujours présenté à la troisième personne du singulier. Ainsi donc, Cadipso introduit une première distance entre Personne et le narrateur. Cependant, Cadipso mêle subrepticement une forme d'énonciation au style indirect où le narrateur est distinct de Personne, et une forme d'énonciation au style direct où Personne semble prendre la parole. Par exemple, les strophes S2, S3, S9, S10 et S11 relèvent assez clairement du style indirect; le narrateur décrit manifestement une situation impliquant Personne, et établit ainsi une certaine distance avec ce personnage. Les strophes S1, S4, S5, S7 et S8 penchent au contraire du côté du style direct, dans lequel Personne prend la parole et interpelle les autres personnages (les Songes en fait). Notez cependant que la strophe centrale S6 est ambigüe, car elle semble commencer par un style direct et finir par un style indirect. Et en réalité, chaque strophe semble être un mélange de style direct et de style indirect; déséquilibré tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, ou bien équilibré au point d'être véritablement ambigü. Cette ambigüité nous invite à prendre le contre-pied de notre première démarcation, et à inverser les rôles, ne serait-ce que pour voir ce qu'il se passe.

Pour l'instant, on peut se contenter de remarquer que l'alternance entre les deux formes d'énonciation instaure une certaine forme de théâtralité. Pour montrer cela, je voudrais, au moins dans un premier temps, soutenir une thèse un peu extrême en affirmant que les strophes de Cadipso sont, dans l'intention, à peu près de la même taille. Ou plutôt, les vides entre les strophes ne sont pas véritablement des vides inter-strophes, mais font, au contraire, partie des strophes. Les vides sont des occasions de laisser se dérouler une action hors-texte. Par exemple, le vide entre les strophes S4 et S5 semble suggérer que les Songes, ces enfants de la Brume, n'ont pas écouté l'ordre de ne pas approcher leurs yeux, et la moquerie au début de la strophe S5 ("Haha [...]") indique que ces enfants se sont effectivement brûlé les yeux. On retrouve une telle action hors-texte entre les strophes S5 et S6.

Si les vides avant la strophe centrale suggèrent plutôt des actions physiques, les vides après la strophe centrale sont d'une autre nature. Entre les strophes S7 et S8, le lecteur a l'impression que les Songes ont répondu à la question, et la strophe S8 vient comme réconforter, d'un air un peu taquin, ces enfants de la Brume. Mais entre S8 et S9, il y a un changement brusque, marqué par le retour assez franc au style indirect. Le narrateur semble reprendre le flambeau et s'adresser directement aux Songes, en leur intimant de laisser Personne tranquille. 

Le vide le plus marqué du texte est sûrement celui qui précède la dernière strophe. Cette longue pause fait évidemment écho au vers de l'avant-dernière strophe "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illusion du miroir". Le lecteur est comme invité à s'asseoir avec le narrateur, près des Songes, pour regarder Personne s'éloigner lentement. Et lorsque Personne est presque indistinct, le narrateur clôt le poême par une formule incisive "Car, c'est lui que la Nuit emporte" (remarquez l'absence de point final). Il y a là, véritablement un retournement de situation total. En une formule, tout l'édifice construit s'inverse: c'est Personne qui s'en va dans la Nuit au lieu de se lever avec le Soleil, c'est Personne qui s'endort au lieu de se réveiller, c'est lui qui est faible et qui est soluble. C'est lui l'enfant. Au risque d'anticiper un peu sur la conclusion, il y a là quelque chose comme un entêtement étrange de Personne à inverser les choses, entêtement qui s'explique tout simplement par la peur enfantine du noir, la peur plus adulte de la mort. Et ces songes, et ce narrateur en sont si tourmentés qu'ils préfèrent laisser à Personne un temps encore le plaisir de cette illusion.

On le voit, l'alternance des formes d'énonciation et le jeu sur les vides entre les strophes introduisent un espace hors-texte où peut se dérouler une action particulière. Et il est intéressant de voir comment cette action hors-texte se superpose aux différents points d'appui que forment les vers proprement dits. On voit ainsi se dessiner une forme de théâtralité très proche des considérations sur le hors-champ en théorie du cinéma. En tout cas, voilà qui conclut cette seconde section.

3. Jeux de symétrie, labyrinthe

Le lecteur aura sans doute remarqué que le poême admet une structure particulière. D'un point de vue formel, le texte semble s'articuler autour de la strophe centrale S6 à la manière d'un palindrome. Ainsi, en comptant le nombre de vers, on remarque que la strophe S5 fait écho à la strophe S7, S4 à S8, S3 à S9 et S1 à S11; on note que seul le couple S2/S10 semble faire exception, puisque S2 comporte 4 vers, alors que S10 n'en comporte qu'un. Mais c'est oublier ce que j'ai montré dans la section précédente. La strophe S10 comporte un vers proprement dit, mais également le vide qui le suit, de sorte que l'equivariance de S2 et S10 est rétabli.

On retrouve de tels jeux de symétries à divers endroits du texte, et il est probable que j'en manque un certain nombre. Ainsi, la strophe S1 "Adieu Songes ..." pourrait être la dernière parole de Personne lorsque le narrateur retourne la situation à la strophe S11 "Car, c'est lui que la Nuit emporte". Ou encore, dans la strophe S2, le premier vers "Le Soleil se lève [...]" entre en résonnance avec le dernier vers de S2 "Il se lève, et il se réveille" via un jeu de rimes en chiasme. De même, l'Aurore est introduite à la strophe S3 "Les perles rosées aux doigts de l'Aurore", et cette figure semble être une torsion délibérée de la formule homérique "Aurore aux doigts de rose". Cette torsion déforme le sens de rose comme fleur vers rosée comme phénomène de condensation, et amène ainsi une dimension aquatique de transparence et de pureté à l'Aurore. Cette dimension aquatique est d'emblée opposée au "feu pur" (strophe S4) qui illumine la rosée. 

La strophe centrale est particulièrement travaillée. D'abord, elle achève cette transmutation élémentaire par l'évocation de la lumière, à travers la métaphore du réseau des rayons lumineux réfractés dans une goutte d'eau comme étoffe de lumière tissé par Arachné. Cette étoffe, est comparé au passage, à la substance spirituelle ("Le trait, comme l'esprit, [...]") et renvoie à la luminescence de Personne (du moins tel est ce qu'il croit être); Cadipso fait ici un trait d'esprit en un sens très profond. La seconde moitié de la strophe centrale introduit subtilement l'idée de la mort: "C'est de l'ambre, feu ses compagnons, [...]". En effet, il faut se rappeler que l'ambre a pour origine mythologique les larmes des Héliades pleurant la mort de Phaéton. Le dernier vers de la strophe centrale finit d'évoquer explicitement la mort par le foudroiement de Phaéton, et en opérant par la même occasion une remarquable mise en perspective des "perles rosées aux doigts de l'Aurore" et de "l'Orbe enflammée" (le Soleil). Il y a là une annonce.

La seconde moitié du poême évoque explicitement ces jeux de symétries "Laissez-le apprécier, un temps encore, l'illustion du miroir", et comme je l'ai expliqué dans la section précédente, le dernier vers agit comme un révélateur (au sens du développement photographique). Il transforme le positif en négatif, le noir en blanc, le blanc en noir, le sommeil en réveil, le réveil en sommeil, la mort en vie et la vie en mort.

Conclusion

On l'aura compris. Ces multiples symétries, ces transformations subreptices, ces sorties qui n'en sont pas, etc ... tout cela conduit à former un labyrinthe d'une sorte très particulière. Ces murs sont faits de rosée, de gouttes d'eau, de vapeurs, de brume, de fils de lumière tressée, de feu, de flammes, de lumière et d'ombre. Autant d'illusions qui confèrent indubitablement une atmosphère enchantée à l'Ahilop; mais cet enchantement fait aussi partie du labyrinthe. Le titre nous le rappelle d'une certaine façons: Aux heures inconstantes, les ombres passent. L'intranquilité de ce labyrinthe vient du fait que, malgré tout, le Minotaure y rode. Inlassablement.

Et vous même qui lisez ce feuillet, êtes-vous sûrs de bien savoir où vous êtes ?

O. Cadipso


mardi 4 juin 2013

Aristote - Les Catégories (2)

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 2. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

2. Des différentes expressions

Aristote commence par expliciter quelque chose d'assez simple: les mots peuvent être pris isolément, ou bien peuvent être combinés entre eux. Par exemple, "homme", "boeuf", "dort" sont des mots pris séparément, tandis que "le boeuf dort", "un homme court", "la chambre des parents" sont des combinaisons de mots. Cette remarque, assez évidente, souligne ce que je crois être le projet général d'Aristote dans cet ouvrage: à savoir, distinguer les différents modes d'accusation (catègorein, κατηγόρειν) de l'être en général, c'est-à-dire décrire les différentes catégories dans lesquelles les termes (les choses, ou les mots désignant ces choses) peuvent être rangés. Dit encore autrement, les catégories forment une classification générale des mots pris isolément, et sont étudiées dans les chapitres 4 à 9. Quant aux diverses façons de combiner les mots, celles-ci font l'objet des chapitres 10 à 14. Notez que, les mots pris isolément n'induisent ni affirmation ni négation de quoique ce soit. On ne peut pas dire de "homme" qu'il est vrai ou qu'il est faux. Ce ne sont que certaines combinaisons de mots (pas toutes) qui peuvent former une proposition vraie ou fausse. L'étude de ces combinaisons fait l'objet du second ouvrage de l'organon nommé De l'Interprétation (Peri Hermeneias, Περὶ Ἑρμηνείας).

Le second paragraphe de ce chapitre est d'une importance cruciale, et comporte des difficultés non négligeables. En tout cas, il m'a paru tel, et c'est pourquoi je souhaite développer assez longuement les notions qu'il comporte. Dans ce paragraphe, Aristote introduit la notion de hupokeimenon (ὑποκείμενον), qu'on peut traduire peu ou prou par "sujet". Plus précisément, ce terme vient du verbe hupokeimai (ὑπόκειμαι) qui signifie littéralement "être placé dessous". Le hupokeimenon est ce qui est placé au-dessous, ce qui sert de fondement, et on peut aussi bien (aussi mal?) le traduire par "support" ou "substrat". Dans la suite, je dirai de manière équivalente sujet, support, substrat ou hupokeimenon; en m'efforçant d'employer la traduction qui s'accorde le mieux aux circonstances.

Prenons un exemple (a) "Jean-Pierre est un homme". Dans cette proposition, le sujet grammatical, "Jean-Pierre", est le hupokeimenon qui reçoit le complément "homme" comme attribut. Aristote dit plutôt que "homme" est affirmé de "Jean-Pierre". En termes plus modernes, on peut dire que "homme" est un prédicat qui s'applique à "Jean-Pierre"; en ce sens, "Jean-Pierre" est bien une sorte de substrat qui supporte le prédicat "homme". Prenons un second exemple (b) "le corps est coloré". Encore une fois, le sujet grammatical "le corps" est le hupokeimenon, et celui-ci supporte la "couleur". Notez que dans cet exemple, "corps" désigne tout corps physique et pas forcément le corps humain.

Mais regardons encore ces deux exemples. La façon dont "homme" s'applique à "Jean-Pierre" n'est pas identique à la façon dont la "couleur" s'applique à "corps". On peut dire que Jean-Pierre est un cas particulier d'"homme", tandis que le "corps" n'est pas un cas particulier de "couleur". Aristote dit plutôt que la "couleur" est dans le hupokeimenon "corps". Précisément, Aristote distingue deux modes:
  • Mode (1): contre le sujet, kath'hupokeimenou (καθ'ὑποκειμένου) : exemple (a)
  • Mode (2): dans le sujet, en'hupokeimenôi (ἐν ὑποκειμένῳ) : exemple (b)
Lorsqu'un terme A est affirmé d'un hupokeimenon B kath'hupokeimenou, c'est que B est un cas particulier de A. En empruntant un instant le langage de la théorie des ensembles, A serait un ensemble dont B serait un sous-ensemble, et "affirmer A de B kath'hupokeimenou" signifie exactement "B est inclus dans A". Dans l'exemple (a), le terme "homme" désigne l'ensemble des hommes et affirmer que Jean-Pierre est un homme revient à dire que Jean-Pierre fait bien partie de l'ensemble des hommes.

En ce qui concerne le mode (2), Aristote donne la définition suivante. Une chose A est affirmée de B en'hupokeimenôi lorsque A ne peut exister indépendamment de B sans pour autant être une partie de B.  L'existence de A est toute entière dans l'existence de B. Reprenons l'exemple (b). La "couleur" ne saurait exister hors d'un "corps"; en effet, car lorsque j'identifie une couleur, c'est toujours par l'intermédiaire d'un corps qui supporte cette couleur, je ne vois jamais une couleur sans voir de corps coloré. Pourtant, on ne peut pas dire que la couleur est une partie du corps, comme la main est une partie du corps humain. Je ne peux pas isoler une partie d'un corps qui serait exactement la couleur supportée par ce corps.

Il est possible qu'un terme A ne puisse être affirmé d'un terme B selon un de ces deux modes, ou selon aucun des deux modes. Pour un terme A donné, on distingue alors quatre divisions:
  • (P11) Il existe C, D tels que A est affirmé de C kath'hupokeimenou et A est affirmé de D en'hupokeimenôi. Par exemple, le terme "science" (epistèmè, ἐπιστήμη) par exemple est dans l'"intelligence humaine" (psukhè, ψυχή), i.e., la science est affirmée de l'intelligence humaine en'hupokeimeôi. Mais la science peut aussi être affirmée de la grammaire kath'hupokeimenou puisque la grammaire est un cas particulier de science.
  • (P10) Il existe C tel que A est affirmé de C kath'hupokeimenou et A n'est affirmé d'aucun D en'hupokeimenôi. Par exemple, l'"homme en général" est affirmé de chaque homme particulier kath'hupokeimenou, mais l'"homme en général" ne peut être affirmé d'un sujet en'hupokeimenôi. Certains pourraient dire que l'homme  en général est un cas particulier d'animal en général, mais Aristote a bien souligné le fait que le mode en'hupokeimenôi ne comprend pas le cas où la chose est une partie du sujet.
  • (P01) A n'est affirmé d'aucun C kath'hupokeimenou et il existe D tel que A est affirmé de D en'hupokeimenôi. Par exemple, la "blancheur" est affirmée d'un "corps blanc" en'hupokeimenôi, mais il n'existe aucun C tel que la blancheur soit affirmée de C kath'hupokeimenou, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de chose (hupokeimenon) dont on puisse dire que c'est un cas particulier de blancheur. Dit encore autrement, j'observe effectivement des corps blancs, mais jamais je n'observe la blancheur en tant que telle.
  • (P00) A n'est affirmé d'aucun C kath'hupokeimenou et A n'est affirmé d'aucun D en'hupokeimenôi. Ce dernier cas est très important et correspond aux individus dans toute leur singularité. Par exemple, cet homme en particulier, pris dans tout ce qu'il a de singulier, ne peut être affirmé d'aucun sujet kath'hupokeimenou puisqu'il ne peut y avoir autre chose qui lui corresponde comme un cas particulier. Cet homme en particulier ne peut pas non plus être affirmé d'un sujet en'hupokeimenôi, i.e., il ne peut pas être dans un sujet autre que lui-même.
Cette dernière division (P00) correspond aux substances premières (ousia, οὐσία). Cette notion est étudiée plus précisément dans le chapitre consacré à la catégorie de la Substance, mais il n'est pas inutile de donner quelques indications. La substance première est d'une certain façon le hupokeimenon ultime, la brique fondamentale. Il s'agit des choses (hupokeimena) prises dans toute leur singularité, e.g., cet homme-ci en particulier et non pas cet homme-là. Ces deux hommes sont des substances premières différentes et n'entretiennent entre elles aucun des deux rapports que nous avons vu (kath'hupokeimenou, en'hupokeimenôi). Dit autrement, ce Jean-Pierre ne peut être affirmé de ce Jean-Michel ni kath'hupokeimenou ni en'hupokeimenôi, car ce Jean-Michel n'est pas un cas particulier de ce Jean-Pierre, et ce Jean-Pierre n'est pas dans ce Jean-Michel dans la mesure où ce Jean-Pierre existe indépendamment de ce Jean-Michel.

Il me semble que accuser (catègorein, κατηγόρειν) une substance première selon le mode kath'hupokeimenou est une façon de ranger cette substance première dans une certaine classe plus large. Ainsi accuser ce Jean-Pierre d'être un homme revient à ranger ce Jean-Pierre dans la classe des hommes. Noter que si ce Jean-Michel fait aussi partie de la classe des hommes, alors les substances premières Jean-Michel et Jean-Pierre sont des hommes de la même façon, et donc, le terme "homme" s'applique à ce Jean-Pierre et à ce Jean-Michel synonymiquement (voir le chapitre sur les synonymes).
On peut alors considérer "homme" comme une espèce (eidos, εἴδος). Plusieurs espèces peuvent elles-même être rassemblées en un genre (genos, γένος); par exemple, "homme" est une espèce qui fait partie du genre "animal", c'est-à-dire que "animal" est affirmé de "homme" kath'hupokeimenou, comme "homme" est affirmé de ce Jean-Pierre kath'hupokeimenou. Pour résumer, on peut dire que l'accusation kath'hupokeimenou désigne une relation analogue à celle entre un universel, i.e., quelque chose qui peut être affirmée de plusieurs choses, et un cas particulier de cet universel.

L'accusation en'hupokeimenôi est d'une toute autre nature. On ne peut pas accuser selon le mode en'hupokeimenôi une substance première, c'est-à-dire qu'on ne peut pas dire d'une substance première qu'elle est dans une autre chose. On peut le constater en regardant la définition ci-dessus de substance première, mais je crois que cette remarque vient surtout du fait qu'une substance première, en tant qu'elle désigne une chose existante singulière, ne peut pas devoir son existence en une autre chose. Ainsi la couleur ne se donne qu'à travers des corps colorés et n'est donc pas une substance première. On peut se poser la question du mode d'être des choses qu'on accuse en'hupokeimenôi comme la couleur: l'être de la couleur a-t-il la même consistance que l'être d'une substance première colorée ? C'est là une question difficile que je laisse de côté. Je dois avouer que si l'accusation kath'hupokeimenou me semble assez claire, celle en'hupokemeneôi reste assez ambigüe.

En ce qui concerne les deux modes d'accusation, kath'hupokeimenou (contre le sujet) et en'hupokeimenôi (dans le sujet), voilà qui est dit.

Scons Dut