mardi 4 juin 2013

Aristote - Les Catégories (2)

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 2. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

2. Des différentes expressions

Aristote commence par expliciter quelque chose d'assez simple: les mots peuvent être pris isolément, ou bien peuvent être combinés entre eux. Par exemple, "homme", "boeuf", "dort" sont des mots pris séparément, tandis que "le boeuf dort", "un homme court", "la chambre des parents" sont des combinaisons de mots. Cette remarque, assez évidente, souligne ce que je crois être le projet général d'Aristote dans cet ouvrage: à savoir, distinguer les différents modes d'accusation (catègorein, κατηγόρειν) de l'être en général, c'est-à-dire décrire les différentes catégories dans lesquelles les termes (les choses, ou les mots désignant ces choses) peuvent être rangés. Dit encore autrement, les catégories forment une classification générale des mots pris isolément, et sont étudiées dans les chapitres 4 à 9. Quant aux diverses façons de combiner les mots, celles-ci font l'objet des chapitres 10 à 14. Notez que, les mots pris isolément n'induisent ni affirmation ni négation de quoique ce soit. On ne peut pas dire de "homme" qu'il est vrai ou qu'il est faux. Ce ne sont que certaines combinaisons de mots (pas toutes) qui peuvent former une proposition vraie ou fausse. L'étude de ces combinaisons fait l'objet du second ouvrage de l'organon nommé De l'Interprétation (Peri Hermeneias, Περὶ Ἑρμηνείας).

Le second paragraphe de ce chapitre est d'une importance cruciale, et comporte des difficultés non négligeables. En tout cas, il m'a paru tel, et c'est pourquoi je souhaite développer assez longuement les notions qu'il comporte. Dans ce paragraphe, Aristote introduit la notion de hupokeimenon (ὑποκείμενον), qu'on peut traduire peu ou prou par "sujet". Plus précisément, ce terme vient du verbe hupokeimai (ὑπόκειμαι) qui signifie littéralement "être placé dessous". Le hupokeimenon est ce qui est placé au-dessous, ce qui sert de fondement, et on peut aussi bien (aussi mal?) le traduire par "support" ou "substrat". Dans la suite, je dirai de manière équivalente sujet, support, substrat ou hupokeimenon; en m'efforçant d'employer la traduction qui s'accorde le mieux aux circonstances.

Prenons un exemple (a) "Jean-Pierre est un homme". Dans cette proposition, le sujet grammatical, "Jean-Pierre", est le hupokeimenon qui reçoit le complément "homme" comme attribut. Aristote dit plutôt que "homme" est affirmé de "Jean-Pierre". En termes plus modernes, on peut dire que "homme" est un prédicat qui s'applique à "Jean-Pierre"; en ce sens, "Jean-Pierre" est bien une sorte de substrat qui supporte le prédicat "homme". Prenons un second exemple (b) "le corps est coloré". Encore une fois, le sujet grammatical "le corps" est le hupokeimenon, et celui-ci supporte la "couleur". Notez que dans cet exemple, "corps" désigne tout corps physique et pas forcément le corps humain.

Mais regardons encore ces deux exemples. La façon dont "homme" s'applique à "Jean-Pierre" n'est pas identique à la façon dont la "couleur" s'applique à "corps". On peut dire que Jean-Pierre est un cas particulier d'"homme", tandis que le "corps" n'est pas un cas particulier de "couleur". Aristote dit plutôt que la "couleur" est dans le hupokeimenon "corps". Précisément, Aristote distingue deux modes:
  • Mode (1): contre le sujet, kath'hupokeimenou (καθ'ὑποκειμένου) : exemple (a)
  • Mode (2): dans le sujet, en'hupokeimenôi (ἐν ὑποκειμένῳ) : exemple (b)
Lorsqu'un terme A est affirmé d'un hupokeimenon B kath'hupokeimenou, c'est que B est un cas particulier de A. En empruntant un instant le langage de la théorie des ensembles, A serait un ensemble dont B serait un sous-ensemble, et "affirmer A de B kath'hupokeimenou" signifie exactement "B est inclus dans A". Dans l'exemple (a), le terme "homme" désigne l'ensemble des hommes et affirmer que Jean-Pierre est un homme revient à dire que Jean-Pierre fait bien partie de l'ensemble des hommes.

En ce qui concerne le mode (2), Aristote donne la définition suivante. Une chose A est affirmée de B en'hupokeimenôi lorsque A ne peut exister indépendamment de B sans pour autant être une partie de B.  L'existence de A est toute entière dans l'existence de B. Reprenons l'exemple (b). La "couleur" ne saurait exister hors d'un "corps"; en effet, car lorsque j'identifie une couleur, c'est toujours par l'intermédiaire d'un corps qui supporte cette couleur, je ne vois jamais une couleur sans voir de corps coloré. Pourtant, on ne peut pas dire que la couleur est une partie du corps, comme la main est une partie du corps humain. Je ne peux pas isoler une partie d'un corps qui serait exactement la couleur supportée par ce corps.

Il est possible qu'un terme A ne puisse être affirmé d'un terme B selon un de ces deux modes, ou selon aucun des deux modes. Pour un terme A donné, on distingue alors quatre divisions:
  • (P11) Il existe C, D tels que A est affirmé de C kath'hupokeimenou et A est affirmé de D en'hupokeimenôi. Par exemple, le terme "science" (epistèmè, ἐπιστήμη) par exemple est dans l'"intelligence humaine" (psukhè, ψυχή), i.e., la science est affirmée de l'intelligence humaine en'hupokeimeôi. Mais la science peut aussi être affirmée de la grammaire kath'hupokeimenou puisque la grammaire est un cas particulier de science.
  • (P10) Il existe C tel que A est affirmé de C kath'hupokeimenou et A n'est affirmé d'aucun D en'hupokeimenôi. Par exemple, l'"homme en général" est affirmé de chaque homme particulier kath'hupokeimenou, mais l'"homme en général" ne peut être affirmé d'un sujet en'hupokeimenôi. Certains pourraient dire que l'homme  en général est un cas particulier d'animal en général, mais Aristote a bien souligné le fait que le mode en'hupokeimenôi ne comprend pas le cas où la chose est une partie du sujet.
  • (P01) A n'est affirmé d'aucun C kath'hupokeimenou et il existe D tel que A est affirmé de D en'hupokeimenôi. Par exemple, la "blancheur" est affirmée d'un "corps blanc" en'hupokeimenôi, mais il n'existe aucun C tel que la blancheur soit affirmée de C kath'hupokeimenou, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de chose (hupokeimenon) dont on puisse dire que c'est un cas particulier de blancheur. Dit encore autrement, j'observe effectivement des corps blancs, mais jamais je n'observe la blancheur en tant que telle.
  • (P00) A n'est affirmé d'aucun C kath'hupokeimenou et A n'est affirmé d'aucun D en'hupokeimenôi. Ce dernier cas est très important et correspond aux individus dans toute leur singularité. Par exemple, cet homme en particulier, pris dans tout ce qu'il a de singulier, ne peut être affirmé d'aucun sujet kath'hupokeimenou puisqu'il ne peut y avoir autre chose qui lui corresponde comme un cas particulier. Cet homme en particulier ne peut pas non plus être affirmé d'un sujet en'hupokeimenôi, i.e., il ne peut pas être dans un sujet autre que lui-même.
Cette dernière division (P00) correspond aux substances premières (ousia, οὐσία). Cette notion est étudiée plus précisément dans le chapitre consacré à la catégorie de la Substance, mais il n'est pas inutile de donner quelques indications. La substance première est d'une certain façon le hupokeimenon ultime, la brique fondamentale. Il s'agit des choses (hupokeimena) prises dans toute leur singularité, e.g., cet homme-ci en particulier et non pas cet homme-là. Ces deux hommes sont des substances premières différentes et n'entretiennent entre elles aucun des deux rapports que nous avons vu (kath'hupokeimenou, en'hupokeimenôi). Dit autrement, ce Jean-Pierre ne peut être affirmé de ce Jean-Michel ni kath'hupokeimenou ni en'hupokeimenôi, car ce Jean-Michel n'est pas un cas particulier de ce Jean-Pierre, et ce Jean-Pierre n'est pas dans ce Jean-Michel dans la mesure où ce Jean-Pierre existe indépendamment de ce Jean-Michel.

Il me semble que accuser (catègorein, κατηγόρειν) une substance première selon le mode kath'hupokeimenou est une façon de ranger cette substance première dans une certaine classe plus large. Ainsi accuser ce Jean-Pierre d'être un homme revient à ranger ce Jean-Pierre dans la classe des hommes. Noter que si ce Jean-Michel fait aussi partie de la classe des hommes, alors les substances premières Jean-Michel et Jean-Pierre sont des hommes de la même façon, et donc, le terme "homme" s'applique à ce Jean-Pierre et à ce Jean-Michel synonymiquement (voir le chapitre sur les synonymes).
On peut alors considérer "homme" comme une espèce (eidos, εἴδος). Plusieurs espèces peuvent elles-même être rassemblées en un genre (genos, γένος); par exemple, "homme" est une espèce qui fait partie du genre "animal", c'est-à-dire que "animal" est affirmé de "homme" kath'hupokeimenou, comme "homme" est affirmé de ce Jean-Pierre kath'hupokeimenou. Pour résumer, on peut dire que l'accusation kath'hupokeimenou désigne une relation analogue à celle entre un universel, i.e., quelque chose qui peut être affirmée de plusieurs choses, et un cas particulier de cet universel.

L'accusation en'hupokeimenôi est d'une toute autre nature. On ne peut pas accuser selon le mode en'hupokeimenôi une substance première, c'est-à-dire qu'on ne peut pas dire d'une substance première qu'elle est dans une autre chose. On peut le constater en regardant la définition ci-dessus de substance première, mais je crois que cette remarque vient surtout du fait qu'une substance première, en tant qu'elle désigne une chose existante singulière, ne peut pas devoir son existence en une autre chose. Ainsi la couleur ne se donne qu'à travers des corps colorés et n'est donc pas une substance première. On peut se poser la question du mode d'être des choses qu'on accuse en'hupokeimenôi comme la couleur: l'être de la couleur a-t-il la même consistance que l'être d'une substance première colorée ? C'est là une question difficile que je laisse de côté. Je dois avouer que si l'accusation kath'hupokeimenou me semble assez claire, celle en'hupokemeneôi reste assez ambigüe.

En ce qui concerne les deux modes d'accusation, kath'hupokeimenou (contre le sujet) et en'hupokeimenôi (dans le sujet), voilà qui est dit.

Scons Dut

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