mercredi 24 juillet 2013

Aristote - Les Catégories (4)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 4. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

4. Catégories

Comme on l'expliquait au chapitre 2, les mots peuvent être liés entre eux (kata sumplokèn, κατὰ συμπλοκήν) ou être pris isolément (kata mèdemian sumplokèn, κατὰ μηδεμίαν συμπλοκήν). Tandis que les combinaisons sont étudiés dans les chapitres 10 à 14 (et plus spécifiquement dans De l'Interprétation, Peri Hermeneias), le coeur de l'ouvrage concerne la classification des termes lorsqu'ils sont pris isolément. Ce quatrième chapitre énumère les (fameuses) dix catégories d'Aristote et présente quelques exemples pour chacune d'elles:

  1. la Substance (ousia, οὐσία), e.g., ce Jean-Pierre, ce cheval, l'homme. Nous avons déjà évoqué cette catégorie dans les derniers paragraphes de ce billet.
  2. la Quantité (poson, ποσόν), e.g., de trois mètres, de cinq litres.
  3. la Qualité (poion, ποιόν), e.g., blanc, grammairien.
  4. la Relation (pros ti, πρός τι), e.g., le double, la moitié.
  5. le Lieu (pou, πού), e.g., dans le lycée, dans l'agora.
  6. le Temps (pote, ποτέ), e.g., hier, l'an passé, demain.
  7. la Position (keisthai, κεῖσθαι, litt. être disposé), e.g., être assis, être couché.
  8. l'Etat (echein, ἔχειν), e.g., être chaussé, être armé.
  9. l'Action (poiein, ποιεῖν), e.g., couper, brûler.
  10. la Passion (paschein, πάσχειν), e.g., être coupé, être brûlé.
Je dois avouer mon étonnement de voir énumérées ainsi les dix catégories sans qu'aucune justification ne soit fournie. Aristote se contente d'énoncer que chaque terme sans liaison tombe sous l'un de ces dix chefs d'accusation (souvenez-vous que catègorein, κατηγόρειν, signifie accuser). J'ai exposé ma surprise sur le plus beau des réseaux sociaux, et j'ai eu l'aimable occasion de découvrir Benvéniste, en particulier, son article Catégories de Pensée et Catégories de Langue (Problèmes de Linguistique Générale, merci @Mlle_Juls).

Pour dire les choses rapidement, la langue et la pensée, bien qu'étant de nature différentes, sont malgré tout solidaires, puisqu'une pensée exprimée est une pensée exprimée à travers la langue. Benvéniste examine cette relation entre pensée et langue à l'aune de la notion de catégorie. Selon lui, les catégories forment un élément médian entre ces deux termes selon qu'elles sont entendues comme catégories de la pensée ou comme catégories de la langue. Les catégories de la pensée sont plus souples, dans la mesure où la pensée, selon Benvéniste, est toujours libre de les remanier ou d'en créer de nouvelles. Les catégories linguistiques, au contraire, sont plus rigides car elles sont tributaires du système de la langue que chacun reçoit. Cette distinction étant établie, Benvéniste affirme que les dix catégories d'Aristote sont des catégories de la langue grecque (vlan! ^^ mais Aristote a-t-il proclamé le contraire ?? ...).

Benvéniste met alors en correspondance les catégories d'Aristote avec les catégories linguistiques grecques.

  1. la Substance (ousia, οὐσία) correspond à la catégorie linguistique des subtantifs, la catégorie qui répond à la question ``quoi ?''.
  2. la Quantité et la Qualité (poson, ποσόν et poion, ποιόν) correspondent aux adjectifs dérivés de pronoms, du type quantus et qualis en latin.
  3. la Relation (pros ti, πρός τι) correspond aux adjectifs comparatifs
  4. le Lieu (pou, πού) et le Temps (pote, ποτέ) correspondent aux adverbes de lieu et de temps.
  5. la Position (keisthai, κεῖσθαι) correspond à la voix moyenne. Il s'agit d'une voix intermédiaire entre la voix passive et la voix active qui n'existe pas en français. Elle s'emploie comme la voix active mais indique que le sujet est affecté par l'action qu'il effectue.
  6. l'Etat (exein, ἔχειν) correspond à l'aspect perfectif. Une action décrite à l'aspect perfectif est une action accomplie, terminée, contrairement à l'aspect imperfectif qui décrit une action en cours de réalisation, non achevée.
  7. l'Action (poiein, ποιεῖν) correspond à la voix active.
  8. la Passion (pasxein, πάσχειν) correspond à la voix passive.
Ainsi les catégories aristotéliciennes sont les cadres offerts à la pensée par la langue grecque. Benvéniste insiste sur le fait que les emplois du verbe être en grec sont nombreux et variés. Il permet, entre autres, de former des identités, sortes d'équations conceptuelles (le verbe être comme copule), de former des substantifs (participe présent), des combinaisons avec des prépositions, etc ...  Et cette richesse est très probablement ce qui justifie la centralité de la notion d'être chez les philosophes grecs (jusque chez nous, leurs successeurs). Cette nuance à propos de l'être étant faite, il est toujours possible d'affirmer que ``les catégories aristotéliciennes sont les modes les plus généraux d'accusation de l'être'', à condition d'ajouter ``dans la langue grecque''. 

Notons pour terminer cette brève incartade linguistique qu'il ne s'agit pas de nier aux catégories aristotéliciennes tout intérêt philosophique sous prétexte qu'elles seraient relatives à la langue grecque et par conséquent incapables d'universalité. Car en faisant cela, nous risquons de nous engager dans la poursuite des ``catégories véritables de la pensée'', sortes de tables éternelles et universelles. Il semble que c'est là un leurre, car une telle poursuite nous ramènerait fatalement vers les catégories de notre langue, avec en prime l'ignorance de leur origine. Je dirais qu'il s'agit de reconnaître l'origine des catégories aristotéliciennes, certes, mais surtout de les emprunter, les manipuler et les employer afin d'élucider les problèmes que nous nous posons. En somme, ce n'est pas parce que nous ne parlons plus le grec ancien couramment que nous sommes incapables de manipuler ces catégories, d'autant plus que la langue française n'est pas complètement éloigné de la langue grecque, ou que ce que nous pourrions produire avec elles est totalement incapable d'universalité. 

Il va de soi que les paragraphes précédents ne suffiront pas à éclaircir le problème de la relation entre langue et pensée. Quoiqu'il en soit, en ce qui concerne l'énumération des catégories d'Aristote, et de leur probable origine, voilà qui est dit.
Scons Dut

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