dimanche 25 août 2013

Aristote - Les Catégories (5) [a]

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 5. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

5. Substance

Voici donc le fameux chapitre sur la substance :) Aristote y esquisse une revue des aspects de cette dernière, en s'efforçant de caractériser celles qui lui sont propres. Pour simplifier la présentation de ce chapitre plutôt dense, j'ai préféré le diviser en autant de noeuds que d'aspects de la substance évoquées par Aristote. J'aurais pu parler de propriétés plutôt que d'aspects de la substance, mais j'ai préféré mettre en évidence le fait que les différents aspects de la substance ne sont pas exclusives les unes des autres,  qu'elles se recoupent pour la plupart et qu'il s'agit vraisemblablement d'autant de coupes dans le même objet qu'est la catégorie de la substance.

Je suivrai le plan suivant:
Etant donné la densité du chapitre, je diviserai son résumé en plusieurs billets; chaque titre de billet comprenant, outre le numéro du chapitre, la liste des numéros des aspects qu'il étudie. Dans celui-ci, je présente l'aspect (a), c'est-à-dire, la substance comme hupokeimenon.

Enfin, nous avons déjà rencontré, dans les chapitres précédents, plusieurs notions qui seront employées ici. Je suppose, chers lecteurs et chères lectrices, que ces dernières vous sont d'ores et déjà familières. Aussi, ne m'en veuillez pas si je répète des définitions déjà données ^^ Je m'efforcerai de renvoyer aux chapitres correspondants lorsque la répétition risquerait de compromettre la clarté du propos, plutôt que de m'étaler dans une trop longue digression.

    (a) La substance comme hupokeimenon

Pour cet aspect, je conseille au lecteur de relire la fin du chapitre 2. Le hupokeimenon est le support, le substrat ou le sujet. Pour le dire autrement, lorsqu'on attribue une propriété à un support, on accuse (catègorein, κατηγόρειν) ce sujet de supporter cette propriété. Le hupokeimenon est simplement la chose visée par l'accusation. La notion de hupokeimenon met en évidence une fonction de support. Cette fonction a deux modalités: le mode kath'hupokeimenou (Homme est affirmé de cet homme-ci) et le mode en hupokeimenôi (Blanc est affirmé de ce ballon).

Nous avons déjà vu que le mode kath'hupokeimenou établit une sorte de relation d'ordre entre les hupokeimena. Par exemple, cet homme-ci est un cas particulier d'Homme, et Homme est un cas particulier d'Animal. Cette relation d'ordre est simplement celle qui lie un cas particulier et son appellation universelle (i.e. qui s'applique à plusieurs choses). Nous avons également appris que le mode en hupokeimenôi désigne une relation entre une chose A et une chose B telle que, sans que A soit une partie de B, l'existence de A est tout entière dans l'existence de B. Dans les deux cas, intuitivement, il y a une forme de rapport à quelque chose de toujours plus tangible, plus consistant. L'Homme en général a moins de consistance que cet homme particulier, et la Blancheur qui est dans ce corps-ci ne saurait exister sans ce dernier. Lorsqu'on descend le long de cette chaîne vers les choses les plus consistantes, on arrive à la notion de substance première.

Dit simplement, une substance première est une brique fondamentale. Aristote la définit comme étant ce qui ne peut être affirmé ni selon le mode kath'hupokeimenou ni selon le mode en hupokeimenôi (voir l'entrée P00, chapitre 2). Elle est d'une certaine façon le bout de la chaîne, c'est-à-dire, cette chose en deça de laquelle on ne peut pas continuer. Une substance première est numériquement une, i.e., n'existe qu'en un unique exemplaire. Il s'agit d'une chose prise dans sa singularité absolue. Pour Aristote, la substance première est la substance par excellence, celle qui correspond le plus exactement à ce qu'il entend par substance.

Nous avons vu que le mode kath'hupokeimenou permet de rassembler des substances premières sous une même appellation, une même espèce (eidos, εἴδος) et que, de la même manière, il permet de rassembler plusieurs espèces en un même genre (genos, γένος). Notez que si plusieurs substances premières sont rassemblées en une même espèce, disons A, selon le mode kath'hupokeimenou alors A est affirmée synonymiquement de chacune des substances premières. Cela ne signifie rien d'autre que, premièrement, chacune de ces substances premières tombent sous la même appellation (onoma, ὄνομα) et que, surtout, ce qui définit (logos, λόγος) chacune de ces substances premières comme faisant partie de l'espèce A est identique pour toutes ces substances premières. Dit autrement, cela signifie que les substances premières de l'espèce A se voient attribuer et l'appellation de A et la définition de A. De la même manière, un genre est affirmé synonymiquement de toutes les espèces qu'il comprend. Cette propriété de synonymie vient du fait que lorsqu'une chose A est affirmée de B kath'hupokeimenou, B est un cas particulier de A, et donc, toutes les propriétés de A, toutes les accusations possibles contre A sont transférés à B.

Aristote appelle substances secondes les espèces et les genres de ces espèces. Autrement dit, une substance seconde A désigne une collection de substances premières telles que les définitions des rapports de chacune d'elles à la substance seconde A sont identiques. Dit encore autrement, une substance seconde est affirmé synonymiquement de chacune des substances premières qu'elles comprend. Par exemple, Homme est une espèce qui désigne l'ensemble des hommes particuliers (substances premières); ce qui fait que tel homme particulier est un Homme (sa définition) est identique à ce qui fait que tel autre homme particulier est un Homme; cette définition étant la définition de l'Homme. L'Homme est alors une substance seconde.

Nous voyons ainsi que cette hiérarchie des substances (premières/secondes) est étroitement liée à l'accusation kath'hupokeimenou et, par conséquent, à la notion de synonymie. Aristote précise encore un certain nombre de choses quant à cette hiérarchie.

Tout d'abord, si une substance première est une chose qui ne peut être affirmée d'une autre chose kath'hupokeimenou, elle est aussi une chose qui n'est dans aucun aucune autre chose selon le mode en hupokeimenôi. Ce caractère maximal des substances premières conduit Aristote à affirmer que toute chose accuse, en dernière instance, une ou plusieurs substances premières; cette accusation se faisant soit selon le mode kath'hupokeimenou, soit selon le mode en hupokeimenôi. Autrement dit, toute chose (sauf substance première) est soit une collection synonymique de plusieurs substances premières (mode kath'hupokeimenou), soit une chose dont l'existence est toute entière dans l'existence d'une substance première, sans qu'elle ne soit une partie de cette substance première (mode en hupokeimenôi).

Répétons ces choses difficiles sous forme d'exemple. L'espèce Homme, par exemple, s'applique synonymiquement à tous les hommes en particulier. La Blancheur est dans tous les corps blancs, sans que la Blancheur soit une partie de ces corps. Aristote ajoute qu'il n'y aurait pas d'espèce Homme si il n'existait pas d'hommes particuliers auxquels elle puisse se rapporter. De même, on ne pourrait pas parler de Blancheur si il n'existait aucun corps blancs. Autrement dit, une substance seconde ne pourrait pas exister sans les substances premières sur (ou dans) lesquelles elle repose.

Je veux bien insister ici, et faire comprendre à mes lectrices et lecteurs à quel point cette théorie des substances premières est importante. Elle marque, entre autres, un décalage profond entre Aristote et Platon. On peut dire, d'une certaine façon, que selon Aristote l'essence des choses est entièrement dans les substances premières; au bas de l'échelle si on peut parler ainsi, ou plutôt, aux fondements.

Ainsi, Aristote ajoute qu'une substance seconde est d'autant plus substance qu'elle se rapproche des substances premières. L'espèce (eidos, εἴδος) est donc plus substance que le genre (genos, γένος). Pour justifier ce propos, Aristote dit que si l'on veut faire comprendre ce qu'est telle substance première, par exemple cet homme en particulier, on y arrivera mieux en expliquant ce qu'est son espèce qu'en expliquant ce qu'est son genre. Cela correspond effectivement à la hiérarchie des substances dans la mesure où une substance seconde est plus générale, plus abstraite que les substances premières qu'elle comprend.

Un tel argument, assez intuitif, n'est pas encore convaincant car on ne voit pas clairement ce que signifie être plus ou être moins substance qu'autre chose. Aussi, Aristote ajoute aussitôt que si une substance première est plus substance que l'espèce dans laquelle elle est comprise, c'est parce que c'est la substance première qui sert de support, de sujet (hupokeimenon) à l'espèce. De même, l'espèce sert de hupokeimenon au genre. Je dirais donc que la fonction de hupokeimenon permet de mesurer la "substantialité". Une chose A est plus substance qu'une chose B lorsque A est un hupokeimenon de la chose B (selon le mode kath'hupokeimenon). De la même manière, lorsqu'il n'existe aucune relation de la sorte entre deux choses, alors on ne peut pas dire que l'une soit plus ou moins substance que l'autre. Par exemple, entre des espèces qui n'entrent dans aucun genre commun, aucune d'elles ne peut être un hupokeimenon d'une autre (kath'hupokeimenou), et donc, aucune d'elles ne peut être plus substance qu'une autre. Pour les mêmes raisons, aucune substance première n'est plus substance qu'une autre substance première.

Enfin, Aristote ajoute que mis à part les espèces et les genres, il n'y a rien d'autre qui puisse être appelé substance seconde. Je dois avouer ma perplexité quant à cette dernière affirmation. Je dirais que, puisque le propos de ces paragraphes vise à mettre en évidence la fonction de hupokeimenon (selon le mode kath'hupokeimenou) comme aspect caractéristique de la substance, et puisque les substances secondes sont précisément construites selon le mode kath'hupokeimenou à partir des substances premières, il n'y a évidemment rien d'autre qui puisse être appelé substance, ainsi entendue. Mais, tel que je l'énonce, cela ressemble trop à une tautologie; il ne faut donc pas le prendre comme un argument, mais plutôt comme un signe de la profonde cohérence de la pensée d'Aristote.

Quoiqu'il en soit, en ce qui concerne la substance comme hupokeimenon, voilà qui est dit.

Scons Dut