dimanche 19 octobre 2014

Lieux-dits d'un malentendu culturel - B. Rigo (1)

Bien que je croule sous d'innombrables brouillons d'articles en cours, et malgré plusieurs promesses faites par ici, j'inaugure, cette fois-ci plus calmement, une nouvelle série de billets consacrés à un sujet qui me touche plus personnellement. Aussi, vous ne m'en voudrez pas, je l'espère, de déposer au sol les petits artifices, et autres pirouettes, dont j'use et abuse en d'autres circonstances. Et je vous prie, d'emblée, d'excuser le ton un peu grave que pourraient prendre mon propos par la suite.

Je voudrais résumer, sur quelques billets, un ouvrage intitulé "Lieux-dits d'un malentendu culturel" de Bernard Rigo à propos de la Polynésie. De ce livre, vous n'avez sans doute jamais entendu parler, et de cet auteur non plus. La Polynésie, en effet, a ceci de paradoxal qu'elle reste prise dans une certaine confidentialité, malgré sa renommée qui n'a d'égale, peut-être, que la superficie de ses eaux.  Dans son ouvrage, il tâche de démêler parmi la foule variée des textes portant sur cette région les fils les plus tenaces, les images récurrentes, ou, plus précisément, le mode de répétition et de déploiement de certains thèmes qui ont nourri, jusqu'à aujourd'hui, l'image de la Polynésie. C'est-à-dire en somme, selon les termes de l'auteur, dresser un état des lieux communs sur la Polynésie.

Se faisant, on comprend dès lors qu'il y a deux tâches simultanées dans un tel projet. D'une part, il y a évidemment une nécessaire synthèse doxographique: faire l'inventaire méthodique de ce qui a été dit sur le sujet. D'autre part, puisqu'il s'agit d'étudier des discours portant sur les Polynésiens, il faudra également situer les locuteurs dans ces jeux de paroles.

B. Rigo a-t-il accompli ce projet ? C'est ce que j'espère pouvoir découvrir en présentant ici les grandes lignes de son argumentation. Je me contenterai, la plupart du temps, d'un simple résumé de son propos; quoique je me permettrai sans doute quelques commentaires si l'occasion se présente.

Pour commencer, je vous présente d'emblée un des textes citées par B. Rigo au début de son ouvrage. Il s'agit d'un extrait de la Relation du voyage fait autour du monde (années 1769, 1770 et 1771) de James Cook.
"Il n'est pas étrange que le chagrin de ces peuples sans art soit passager, et qu'ils expriment sur-le-champ et d'une manière forte les mouvements dont leur âme est agitée. Ils n'ont jamais appris à déguiser ou à cacher ce qu'ils sentent, et comme ils n'ont point de ces pensées habituelles qui sans cesse rappellent le passé et anticipent l'avenir, ils sont affectés par toutes les variations du moment, ils en prennent le caractère, et changent de dispositions toutes les fois que les circonstances changent; ils ne suivent point de projet d'un jour à l'autre, et ne connaissent pas ces sujets continuels d'inquiétude et d'anxiété dont la pensée est la première qui s'empare de l'esprit quand on s'éveille, et la dernière qui le quitte au moment où l'on s'endort. Cependant si, tout considéré, l'on admet qu'ils sont plus heureux que nous, il faut dire que l'enfant est plus heureux que l'homme, et que nous avons perdu du côté de la félicité, en perfectionnant notre nature, en augmentant nos connaissances et en étendant nos vues."
Selon B. Rigo, ce texte illustre quatre affirmations majeures qui parcourront dès lors tout le discours occidental.

  1. Le Polynésien vit dans le temps présent.
  2. Le Polynésien est un grand enfant.
  3. Le Polynésien est versatile.
  4. Le Polynésien est un être superficiel.
Ces quatre points sont bien sûr liés, et chacun fait l'objet d'un chapitre spécifique dans l'ouvrage. Je résumerai le premier d'entre eux dans le prochain billet. On peut cependant dès à présent noter que de chacunes de ces affirmations, certains pourront tirer tant une valorisation qu'une dévalorisation. Ainsi, le Polynésien vivant dans le temps présent,  jouit d'un bonheur immédiat que n'encombrent aucuns soucis portant sur l'avenir. Mais vivant dans le temps présent, il n'a aucune mémoire, et aucune ambition. Cet exemple montre que chacun des points évoqués ci-dessus est moins un jugement achevé que le point de bascule d'une ambigüité toujours branlante.

Enfin, et je terminerai ce billet introductif sur ce point, on remarquera que des discours charpentés de la même façon ont également été prononcés à l'égard d'autres "altérités": la femme, le noir, etc. Aussi peut-on y voir l'indice d'un possible tropisme, une déformation de l'image dont la cause est moins dans l'objet visé que dans l'oeil de celui qui vise.

Scons Dut

PS: Quant à savoir ma relation avec ces questions, ma situation personnelle, je laisse le soin à l'imagination de ma lectrice, de mon lecteur, de former les suppositions qui lui allègeront le coeur autant que possible. Un indice cependant. Chez une personne qui très tôt eût à répondre au souci de la mémoire, il bouillonne comme des bulles de pudeur à la surface desquelles miroitent les éclats d'une brume qui peut-être fut une, qui peut-être ne fut jamais.

jeudi 16 octobre 2014

Exercice de Gématrie

Aujourd'hui, j'écris pour reprendre un peu la main sur ce blog que j'ai, contre mon gré, délaissé un moment pour des raisons que je préfère taire ici (toujours mon souci pour votre sécurité, et celle de vos proches). Et donc, pour aborder cette rentrée le coeur léger, je me propose de réaliser un exercice fort sympathique de Gématrie. Pour ceux qui ne connaitraient pas cette discipline, je conseille la visite très instructive de cette antiquité. Mais citons plutôt !
La Gématrie est une science cabalistique qui consiste à utiliser la valeur numérale de chaque lettre d'un mot ou d'une phrase, afin d'établir avec clairvoyance et après de sages réflexions, le propre de l'homme lié avec le Divin.
En l'occurrence, je souhaite appliquer cet esprit à la Musique; région de l'activité humaine dont tout le monde sait les relations adultérines avec les plus hautes puissances de l'Univers. Plus précisément, je vous propose, ni plus ni moins, qu'une explication arithmético-numéro-minéralogique des qualités de consonnances et de dissonances des intervalles musicaux.

Encore une fois, ne pouvant supporter en mon nom propre, les choses qui vont être dites, je revêts momentanément la voix d'un nouvel invité sur ce plateau: Mr. Groebnesch. Personnage qu'on ne confondra pas avec un de ses aïeux qui, lui, fut beaucoup plus honnête.

Alors, Mr. Groebnesch, que vouliez-vous dire ? Je suis toute ouïe.

***

Vous parlez, vous parlez, très chère ! Moi, j'irai droit au but. La musique (entendre musique classique occidentale) fonde une large partie de sa théorie sur la notion de consonnance et de dissonance. L'unisson est la consonnance parfaite. L'octave, un intervalle qualitativement si proche de l'unisson qu'on a cru bon noter ses extrémités par le même nom. Puis il y a la quinte et la quarte. Et enfin, la tierce et la sixte, la seconde et la septième; ces derniers pouvant se présenter sous la forme majeure ou mineure. À celui dont l'oreille barbotte dans nos contrées, cette série d'intervalles semble former une descente graduée, du clair séjour de la consonnance pure, au tartare de la dissonance (une petite pensée pour notre collègue musicien, Orphée).

Mais d'où vient cette gradation ? Je vais vous le dire ! Et même, vous le prouvez ! Il suffira d'admettre deux points que la Science a clairement démontré:
  • (1) Lorsqu'un son, de fréquence fondamentale $f_0$ est maintenue, il est suivi d'une escorte ordonnée d'harmoniques, c'est-à-dire, de sons dont les fréquences sont des multiples entiers de la fréquence fondamentale: $f_0, 2 f_0, 3  f_0, \dots$
  • (2) Notre perception auditive est différentielle. L'oreille ne perçoit pas absolument une fréquence $f_0$, mais toujours un certain rapport entre une fréquence $f_1$ et une fréquence $f_2$.
Fixons une fréquence fondamentale $f_0$, et nommons les harmoniques correspondantes par leurs coefficients multiplicatifs $1, 2, 3, \dots$ Le point (2) conduit à formuler la thèse suivant laquelle la qualité d'un intervalle, c'est-à-dire d'un rapport entre fréquences, est proportionnelle à la densité de rapports similaires dans la série des harmoniques.

Regardons le rapport d'unisson, $k = 1$, et comptons le nombre de relations d'unisson qui existent entre les fréquences $1, 2, \dots, n$. Chaque fréquence $j$ est en relation d'unisson avec elle même, et on dénombre donc $n$ relations d'unisson dans la série $1,2,\dots,n$. Pour le rapport d'octave, $k = 2$, chaque fréquence $j$ est relation avec la fréquence $2j$. Le nombre de telles relations dans la série $1,2,\dots,n$ est donc $n/2$. En itérant l'argument, on trouve que le nombre de relations similaire au rapport $k$ dans la série $1,\dots,n$ est $n/k$.

Autrement dit, les densités de rapports d'unisson, d'octave, de quinte, etc. sont respectivement $1, 1/2, 1/3,$ etc. Ainsi donc la prépondérance de la densité d'un intervalle dans la série harmonique justifie sa consonnance relative.
Z. Groebnesch

***

Mon dieu, et dire que la chose fut si simple :O Soit ! Nous devrons, chère lectrice, cher lecteur, garder précieusement ces sages calculs au creux de notre coeur. 

Cependant, et surtout, lectrice, lecteur: ne vous fiez pas à l'apparence d'ironie dans mon propos. Simplement, ma prose boiteuse m'empêche de peindre avec justesse mon authentique intention, savoir une demi-ironie. Chose difficile.

Ce furent en tout cas de belles retrouvailles ! Salutations !
Scons Dut

jeudi 18 septembre 2014

La connasse et les tournesols

Je suis de nature plutôt douce.
Je préfère faire le bien que faire le mal.
Et si je réalise que j'ai fait le mal quand je voulais faire le bien, mon coeur pleure.
Quand je suis confuse, pétrie d'erreurs, mes poumons dé-enflent.
Et alors mes deux mains sont comme des tournesols sous un ciel nocturne gavé de soleils.

Puis j'aperçois la comète Connasse, et sa chevelure de glace qui file entre ces vieux points hagards.
Euh..

Elle me dit: “ Je ne suis pas d'une nature douce Je préfère faire que faire le bien jamais Je ne suis confuse ma trajectoire est fixée J'ai les naseaux brûlants Je ne m'éteindrai pas comme ces cailloux fluo de la nuit le moment venu, Je serai le Jour !

Puis elle est partie..
J'ai alors soupiré le plus tendre des smileys : )

***

Ce n'est qu'un jeu. Rien de lourd. J'interdis toute utilisation de tout ou partie de ce texte sur fond de lunes, de loups, d'ados tristes. Un chat, seulement.
S. D.

vendredi 22 août 2014

La plaie autour du couteau

Toute personne qui, à un moment ou à un autre de sa vie, désire connaître ce que furent les grandes oeuvres la Grèce ancienne se heurte très rapidement à un grand désespoir. Car cette personne sait l'étendue de ce qui fut, et constate, non sans amertume, la ténuité de ce qui reste. Mentionnons, très rapidement, quelques chiffres. Eschyle fut l'auteur, dit-on, de quatre-vingt dix tragédies et vingt drames satyriques. Aujourd'hui, il ne reste qu'une petite dizaine de ses oeuvres. De même, Sophocle écrivit plus de cent-vingt pièces, desquelles nous ne lisons qu'une dizaine. D'Aristote, il nous reste une trentaine d'oeuvres, soit presque la moitié de ce qu'il écrivit. Et que dire de Sappho, grande poétesse considérée comme l'égale d'Homère, dont il ne reste que des fragments, ou d'Héraclite, Parménide, etc. et que sais-je encore ?

Certes, il est une étape essentielle dans la formation d'un helléniste, qui consiste à accepter ces faits, et à tirer son contentement des miettes (quelles miettes!) qui nous sont parvenues. Je voudrais cependant m'adresser à ceux, grands et petits, qui gardent au fond de leur coeur une ombre d'espoir quant à la possible découverte de manuscrits perdus. Je sais, en effet, de source sûre, que ces manuscrits ont été préservés, et d'une manière tout à fait exceptionnelle, au fond d'un puit creusé dans la pierre, à l'abri de la lumière. Puit malheureusement réduit en la plus fine poussière dans la nuit du 23 août au hasard d'une querelle entre voisins qui finit par une joyeuse fête de plasticage.

S. D.

mercredi 20 août 2014

Harangue

Chère lectrice, cher lecteur,

Aujourd'hui n'est pas tout à fait commun aux autres jours qui jalonnent et jalonneront mon existence. Car, aujourd'hui, je prends un risque. Ma lâcheté, cependant, m'impose de ne point revêtir la même voix qu'à votre habitude. Aussi, emprunterai-je le titre pleutre et grossier d'une ancienne mâle rencontre, Tyron. Il va de soi que le lui rendrai en temps, et en heure. Car, on suffoque sous la face hirsute d'un ours assassiné à l'instant.
S. D.

Harangue

(Tyron) Je ne mettrai pas de majuscule à nature. N'a-t-elle pas déjà assez de prestige ? Et pour quels faits, pour quels gestes, le lui accorde-t-on ? Aucun ! Voyez simplement qu'elle autorise, sauvage, la monstruosité ! Êtes-vous trop abatardis pour ne pas vous étonner de ce que cet arbre-ci, au milieu de ce verger gorgé d'oranges et de parfums du soleil, se voit recevoir, pour unique lot, l'infécondité incurable ? C'est la nature qui la première donnât à ce monstre sa possibilité d'être.

Ô, comme je pleure sous ton feuillage, arbre idiot. Comme je tremble lorsque je vois tes racines puiser à mes larmes une amertume plus douce que ta sève.

Indifférente nature, oublieuse nature. D'une paupière à peine ouverte, tu meus les choses, et tu graves dans l'éternité le malheur de cet arbre. Oui ! Dans l'éternité ! Cet arbre infécond, lorsqu'aura tourné le ciel de sa vie, plus rien ne chantera à son ombre. Et cette ombre, aussi légère qu'elle puisse être, sera la marque éternelle de ton insouciance. Puisque ce monstre eût pu ne jamais voir le jour, tandis que, désormais, et pour l'éternité, cette ombre ne peut plus ne pas avoir été l'ombre d'un monstre. 

Ah, nature, comme je te corrigerai bien ! Comme j'ordonnerai à tes paupières l'ouverture maximale, comme les pêcheurs aux huîtres du fond des mers ! Comme je plierai les muscles de ta nuque pour que s'éclaircisse devant ta face nouvelle l'opaque flot de l'abysse, où sédimentent en couches incestueuses les miasmes coulés de ta lèvre dormante ! Vois bon sang ! Comme tu fais le mal là où je veux le bien !

(Nature) Ta gueule, Tyron. J'ai les yeux bien ouverts. Je ne fais pas de monstre. Alors, Tyron, ferme bien ta grosse gueule pleine de dents !

***

Étrange chose. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle intervint. Gloire lui soit rendue. Pour ma part, j'ai jeté le cadavre de l'ours aux cuves d'un centre de traitement des eaux usées.
S. D.

dimanche 17 août 2014

Étape préliminaire en vue de sauver ma vie


Il m'est né une angoisse que partage, je crois, nombre de nos contemporains. Celle-ci pourrait se formuler de la façon suivante: que faire pour sauver ma vie ? Il est de bon ton d'aborder une question si vaste par division en tâches plus élémentaires. Aussi ai-je pressé une foule d'oiseaux contre cette question: quel poète faut-il, selon vous, avoir lu pour ne pas rater sa vie ? Ceux-ci lachèrent ces noms ailés:
  • Jacques Roubaud (la Vieillesse d'Alexandre)
  • Char
  • Baudelaire
  • Rimbaud
  • Shehade
  • Dickinson
  • Yeats
  • Saint-John Perse
  • Péguy
  • Du Bellay
  • Nerval
  • Rilke
  • Coleridge
  • Michaux
  • Théophile de Viau
  • Lautréamont
  • Ponge
  • Laforgue
  • Cummings
  • Garcia Lorca
  • Tsvetaeva
  • Mandelstam
  • Corbière
  • Ginsberg
  • Bonnefoy
  • Apollinaire
  • T.S. Eliot
  • Mallarmé
  • Breton
  • Valéry
  • Sophocle
  • Villon
  • Ronsard
  • Saint-Amant
  • Aubigné
  • Hugo
  • Musset
  • Claudel
  • Cendrars
  • Queneau
  • Pindare
  • Jean de la Croix
  • Hafez
  • Saadi
  • Goethe
  • Hölderlin
  • Celan
  • Akhmatova
  • Camoes
  • Sayat Nova
  • Poe
  • Dante
  • Pétrarque
  • Le Tasse
  • Leopardi 
  • d'Annunzio
  • Ungaretti
  • Lorenzo di Medici
  • Saba
  • Luzi
  • Heine
  • Labé
  • Donne
  • Ovide
  • Darwich
  • Sassoon
  • Keats
  • Angelou
  • Wordsworth
  • Hésiode
  • Alcée
  • Tyrtée
  • Apollonios de Rhodes
  • Virgile
  • Ovide
  • Horace
  • Catulle
  • Lucrèce
  • Lucain
  • Claudien
  • Stace
  • Abou Nuwass
  • Al Mutanabi
  • Adonis
  • Ibn Zeydoun
  • Wallada
  • Abu Firas
  • Roumi
  • Omar Khayyam
  • Georg Trackl
  • Octavio Paz
  • Eugenio Montale
  • Andrea Zanzotto
  • Senghor
  • Césaire
  • Damas
Devant mesure garder, et craignant de vous induire, chère lectrice, cher lecteur, en erreur, je rangerai mes initiales loin de ce blanc délire, à l'ombre,
ici: S.D.

vendredi 8 août 2014

Aristote - Les Catégories (7)

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 7. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

7. Relation

    (a) Première définition

Aristote commence par donner une définition très (trop) simple d'un relatif. Un relatif est simplement une chose qui se rapporte à autre chose qu'elle même. D'une manière assez naïve, le lien entre un relatif et la chose à laquelle il se rapporte est analogue à celui qui unit, en grammaire, un nom à un complément de nom.

Ainsi, ce qui est grand est toujours grand relativement à quelque chose, ou encore le double est toujours le double de quelque chose. Comme autres exemples, le philosophe cite, la possession ou habitude (hexis, ἕξις), disposition (diathesis, διάθεσις), sensation (aisthèsis, αἴσθησις), science (epistèmè, ἐπιστήμη), semblable (homoion, ὅμοιον).

    (b) Propriété des contraires

Certains couples de relatifs forment des contraires. Par exemple, la science ou le savoir (epistèmè, ἐπιστήμη) est le contraire de l'ignorance (agnoia, ἀγνοία). La vertu (aretè, ἀρετή) est le contraire du vice (kakia, κακία).

[Je précise rapidement qu'ici vertu est entendu au sens de ce qui dans une chose en constitue la perfection ou encore la fin (la vertu de l'oeil est de bien voir); ainsi la vertu est un relatif.]

Cependant, tous les relatifs n'ont pas forcément de contraires. Aristote cite alors le double, et le triple comme exemple de relatifs n'ayant pas de contraires. Je dois avouer que je n'ai pas tout de suite compris ces exemples: ne peut-on pas dire que le double est le contraire de la moitié ? Il faut pour cela se rappeler de la façon dont Aristote conçoit la notion de contraire. Comme je le remarquais dans un autre billet, dans un couple de contraires, comme noir et blanc, un des termes n'est pas à proprement parler la négation de l'autre. Le noir n'est pas à proprement parler le non-blanc. Seulement, ils sont deux termes maximalement éloignés dans un même genre, la couleur pour notre exemple. Le double, le triple, etc. ont pour genre celui des nombres. Il me semble que dans le genre des nombres, il ne peut y avoir des contraires. Ainsi, le double, le triple, etc. n'ont pas de contraires; puisque ce sont des nombres.

    (c) Application partielle du plus et du moins

Aristote soutient que certains relatifs paraissent susceptibles de plus et de moins, et cite l'exemple des couples égal (ison, ἴσον) / inégal (anison, ἀνίσον), et semblable (homoion, ὅμοιον) / dissemblable (anomoion, ἀμόμοιον). Il me semble qu'il faut prendre ces exemples dans un sens approximatifs, car, au sens strict, une chose ne peut pas être plus égale ou semblable qu'une autre à un troisième terme. En l'occurrence, le relatif grand constitue peut-être un meilleur exemple: une chose peut-être plus ou moins grande qu'une autre relativement à une même chose. Quoiqu'il en soit, Aristote ajoute que le plus et le moins ne s'appliquent pas à certains relatifs, comme par exemple, le double. Une chose n'est pas plus le double d'une chose qu'une autre.

    (d) Réciprocité des relatifs

Aristote remarque que, si un relatif renvoie à telle autre chose, alors cette chose est également un relatif qui renvoie au premier. Il y a réciprocité entre ces relatifs. L'image qui me vient à l'esprit est que deux relatifs se renvoyant mutuellement l'un à l'autre sont comme les deux extrémités d'un même fil. Par exemple, l'esclave est l'esclave du maître, et réciproquement, le maître est le maître de l'esclave. De même, le double est le double de la moitié, et réciproquement, la moitié est la moitié du double, etc.

Aristote ajoute que, dans certains cas, la formulation du réciproque d'un relatif n'est pas toujours adéquate. Par exemple, on dit que l'aile est l'aile d'un oiseau, mais on ne peut pas dire que l'oiseau soit l'oiseau d'une aile. En fait, oiseau n'est pas le réciproque de l'aile; le réciproque de l'aile est l'ailé. Ainsi, l'aile est l'aile d'un ailé, et l'ailé est ailé d'une aile (ou ailé par une aile).

Dans d'autres cas encore, il n'y a même pas de mot pour désigner le réciproque, et il faut alors l'inventer. Par exemple, on dit que le gouvernail est le gouvernail d'un bateau, mais bateau ne peut pas être le réciproque d'un gouvernail puisqu'il existe des bateaux sans gouvernail. Le réciproque de gouvernail serait la ``chose-gouvernaillisée'', celle-ci étant ``gouvernaillisée'' par un gouvernail.

Aristote note qu'il ne suffit pas qu'un terme renvoie vaguement à un autre terme pour qu'on puisse effectivement les qualifier de relatifs réciproques. En effet, la réciprocité est préservée tant que le rapport formulé ne relève pas d'un accident (sumbebèkos, συμβεβήκος). Aristote donne l'exemple de quelqu'un qui affirmerait que l'esclave est l'esclave d'un homme, ou que l'esclave d'un animal bipède. D'une certaine façon, ces expressions sont correctes puisque le maître est (souvent) effectivement un homme, et un animal bipède (le maître est un membre de ces genres). Mais,  le fait qu'il soit un homme, ou un animal bipède, n'est pas intrinsèque au fait qu'il soit un maître. Pour soutenir Aristote sur ce point, je dirais qu'on pourrait bien imaginer une race extra-terrestre tripède qui aurait réduit l'humanité en esclavage. On comprend alors que homme, animal bipède, sont comme des accidents liés à maître. Dans ce cas, il n'y a pas de réciprocité entre esclave et homme, ou animal bipède.

Autrement dit, pour restaurer la réciprocité entre les relatifs, ceux-ci doivent être dépouillés de leurs accidents. L'esclave est l'esclave du maître auquel on retire tout ce qui ne participe pas au fait qu'il soit maître, comme d'être un homme, un animal, un savant, etc. et dans, maître et esclave sont bien des relatifs réciproques. Aristote ajoute que ce dépouillement ne constitue pas une sorte de ``méthode'' garantissant la légitime réciprocité des relatifs considérés. Par exemple, pour un homme, être un maître est un accident (puisqu'il y a des hommes qui ne sont pas maîtres). Si on applique naïvement la règle ci-dessus, on pourrait rapporter esclave à homme, en dépouillant homme de sa qualité de maître; mais alors, on voit bien que cette relation est incorrect: il ne saurait y avoir d'esclave sans maître.

En résumé, il faut appliquer le relatif à la chose qui peut légitimement le recevoir. Si un nom existe pour cette chose, très bien, mais sinon, il faut l'inventer. En tout cas, cette chose est un relatif réciproque au premier.

    (e) Coexistence des relatifs

Pour Aristote, deux relatifs semblent pouvoir exister simultanément. Plus précisément, dans certains cas, l'existence d'un relatif implique l'existence du relatif réciproque. Par exemple, double et moitié, maître et esclave, etc. forment de tels couples de relatifs. Il ne saurait y avoir de double sans que son réciproque ne soit la moitié, et vice-versa.

Cependant, dans d'autres cas, l'existence d'un relatif n'implique pas forcément l'existence de son réciproque. Ainsi, la chose sue paraît antérieure au savoir (la science) qu'on peut s'en former. Aristote affirme que si la chose sue disparaît, alors la science qu'on en a disparaît également. Mais, la chose à savoir peut bien exister sans la science. Par exemple, prenons l'équation $x^2 - x - 1 = 0$. Celle-ci admet bien une solution, bien qu'elle ne soit pas encore connue de celui qui découvre l'équation.

[J'évite volontairement l'exemple cité par Aristote, la quadrature du cercle. Au temps d'Aristote, on ne savait pas encore que ce problème est insoluble; chose qui fut montrée au XIXème siècle, précisément par la preuve de la transcendance de $\pi$.]

Aristote ajoute un second exemple: il se pourrait bien que l'humanité toute entière disparaisse, et avec elle, son savoir, sans pour autant que les choses susceptibles d'être sues disparaissent aussi.
Aristote renchérit en évoquant le couple chose sensible et sensation, où, pour des raisons similaires, la chose sensible semble bien précéder la sensation.

    (f) Redéfinition pour exclure les substances des relatifs

Pour Aristote, dire qu'une chose est un relatif parce qu'elle renvoie à autre chose qu'elle-même, cette dernière lui étant réciproque, constitue une définition trop large. En effet, cette définition comprend certaines substances. Par exemple, la tête, ou la main, sont la tête, ou la main, de quelqu'un, et donc, en suivant la première définition, sont des relatifs. Mais, selon Aristote, cette application n'est pas correcte, car la tête de quelqu'un n'est pas vraiment un relatif dont le réciproque serait le quelqu'un, mais la tête est la propriété (ktèma, κτῆμα) du quelqu'un.

Aristote propose alors de préciser la définition originale afin d'exclure les substances des relatifs. Il énonce alors qu'un relatif est une chose dont l'existence se confond avec la relation qu'elle entretient avec son réciproque. Autrement dit, la connaissance parfaite d'un relatif implique la connaissance parfaite du relatif réciproque, et vice-versa. Par exemple, le double ne peut être connu sans connaître la moitié dont il est le double, et réciproquement. Ainsi, double et moitié sont bien des relatifs réciproques selon cette nouvelle définition.

Par contre, on peut connaître très parfaitement la main ou la tête, sans qu'on sache tout aussi précisément à qui appartient la main ou la tête. Ainsi, la main et l'homme, ou la tête et l'homme, ne forment pas des couples de relatifs. Cette correction permet à Aristote d'exclure les substances des relatifs.

    (g) Quelques remarques

Je voudrais préciser encore un peu, du moins, autant que possible, la position d'Aristote, car j'ai trouvé surprenante cette volonté d'Aristote d'exclure les substances des relatifs. Après tout, pourquoi vouloir les exclure ? Il me semble que cela dénote la centralité de la notion de substance chez Aristote. Je dirais que ses remarques à propos des relatifs tracent d'une certaine manière un portrait (partiel) en négatif de la substance.

Aristote remarque d'abord qu'une substance première n'est pas un relatif au sens de la première définition, a fortiori au sens de la définition plus restreinte donnée ci-dessus. Car une substance première, me semble-t-il, est une chose prise dans sa singularité absolue, un τόδε τι,  et ne renvoie par conséquent à rien d'autre en dehors d'elle. Il me semble même que cela est lié au fait qu'une substance première ne peut être dans un sujet (mode en' hupokeimenôi, ἐν ὑποκειμένῳ); une substance première ne doit pas son existence à autre chose qu'elle-même. C'est, je crois, ce caractère autosuffisant de la substance première qui l'empêche d'être un relatif. Or, nous avons déjà vu (cf. Chap. 5 b), qu'une substance seconde ne pouvait être attribuée selon le mode en hupokeimenôi à quoi que ce soit. En effet, rapidement, si une substance seconde voyait son existence toute contenue en autre chose qu'elle-même, sans pour autant être une partie de cette dernière, alors les substances premières correspondant à cette substance seconde verraient également leur existence tout entière contenue dans autre chose qu'elles-mêmes. Dit encore autrement, l'existence de la substance seconde repose entièrement sur celle des substances premières qui lui correspondent, et, par conséquent, possède une relative autosuffisance. Ainsi, les substances secondes ne ``doivent'' pas être des relatifs.

C'est, je crois, ce qui explique l'ordre d'exposition de ce chapitre consacré aux relatifs. Notez bien, chère lectrice, cher lecteur, que je ne suis pas aussi assurée qu'il n'y parait. Et ce, d'autant plus qu'Aristote lui-même semble reconnaître la difficulté qu'il y a affirmer quoique ce soit en ces matières sans y avoir regardé à maintes reprises. Peut-être est-ce un doute réel, peut-être n'est-ce que fausse modestie. En tout cas, ceci clôt le chapitre sur les relatifs.

S. D.

mardi 5 août 2014

Aristote - Les Catégories (6)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 6. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

6. Quantité

    (a) Quantités proprement dites


Aristote soutient que les quantités proprement dites se répartissent de la manière suivante:
  • quantité discrète : le nombre (arithmos, ἀριθμος), la parole (logos, λόγος).
  • quantité continue : 
    • rapport mutuel de position : le point (stigmè, στιγμή), la ligne (grammè, γραμμή), la surface (epiphaneia, ἐπιφάνεια). 
    • pas de tel rapport : le temps (chronos, χρονός) et l'espace (topos, τόπoς).

Regardons cette classification plus en détail. D'abord, Aristote distingue deux types de quantités: discrète ou divisible (diôrismenon, διωρισμένον) d'une part, et continue ou "d'un seul tenant" (suneches, συνεχές) d'autre part. Il me semble que cette distinction est analogue à la distinction moderne, chez les mathématiciens, ou plus précisément, les topologistes, entre les espaces discrets, constitués de points isolés, et les espaces "continus" dont aucun des points, justement, n'est isolé. Rapidement, un point est isolé lorsqu'il est possible de tracer une frontière qui le sépare complètement du reste, il est l'unique point  derrière cette frontière.

Lorsqu'on prend un sac de billes, il est possible d'isoler un certain nombre de billes, et de les séparer des autres. En cela, ce sac de billes forme une quantité discrète pour Aristote. En effet, le philosophe énonce que les parties (moria, μόρια) d'une quantité discrète sont séparées, qu'elles n'ont aucun point de contact, de terme commun (koinos oros, κοινὸς ὅρος).

Au contraire, lorsqu'une ligne nous est donnée, Aristote nous dit qu'il est possible d'assigner un terme commun où aboutissent ses parties: le point. Autrement dit, si je veux couper ma ligne en deux, je dois d'abord désigner un point de rupture où se rejoignent les deux parties. Le philosophe ajoute qu'il en est de même pour la surface, le corps, le temps et l'espace. Dans tous ces exemples, il y a l'idée que la quantité forme une chose d'un seul tenant, i.e., un objet dont on ne peut séparer les parties sans y découper d'abord un lieu commun où celles-ci se rejoignent.

Ensuite, Aristote opère une seconde distinction parmi les quantités continues. Pour certaines, leurs partie entretiennent un rapport mutuel de position (ek thesin pros allèla, ἐκ θέσιν πρὸς ἀλλήλα). Par exemple, les parties de la lignes (ou de la surface, ou de l'espace, etc.) ont un rapport de position, puisqu'elles occupent des lieux distincts. Pour d'autres quantités, au contraire, les parties n'ont pas un tel rapport. C'est le cas du nombre, du temps. Il me semble qu'Aristote veut dire que leurs parties ne se voient pas assigner des lieux distincts; en tout cas, pas d'une manière évidente. Par exemple, les parties du temps n'étant pas permanentes (hupomenon, ὑπομένον), elles ne sauraient, selon le Stagirite, avoir des positions (theseis, θέσεις).

Il y a bien des choses, autres que les exemples cités au premier paragraphe ci-dessus, qui sont également appelées quantités. Seulement, elles le sont par accident (kata sumbebèkos, κατὰ συμβεβηκός). C'est-à-dire que le fait qu' une telle chose soit une quantité n'est pas une propriété intrinsèque, mais tient au fait qu'elle est en relation avec l'une des quantités proprement dites. Par exemple, Aristote cite le cas d'une action (praxis, πρᾶξις) qu'on dit longue parce que le temps écoulée lors de sa réalisation est grand. Dans ce cas, l'action est "occasionnellement" une quantité, c'est-à-dire, par accident; elle renvoie au temps, qui, lui, est une quantité proprement dite.

    (b) Absence de contraire

Aristote soutient que, comme la substance, la quantité n'a pas de contraire. Il remarque qu'on dit pourtant que beaucoup (to polu, τὸ πολύ) est contraire à peu (to oligon, τὸ ὀλίγον), ou encore grand (to mega, τὸ μέγα) à petit (to mikron, τὸ μικρόν). Mais il précise que ce ne sont pas là des quantités, mais des relatifs, c'est-à-dire, des instances de la catégorie Relation (pros ti, πρὸς τί). En effet, Aristote remarque qu'on dit quelque fois qu'une montagne est petite, ou qu'un noyau est grand. Mais c'est parce qu'implicitement on compare la chose en question à une chose du même genre (homogenos, ὁμογενός): telle montagne est petite relativement à telle montagne, tel noyau est grand relativement à tel noyau. Les deux termes grand et petit se distinguent par rapport à un autre terme, une référence commune. Ainsi comprend-on que grand/petit, nombreux/rares sont des relatifs.

Aristote ajoute que, même si on admettait que grand et petit puissent être des quantités, ces termes ne formeraient pas un couple de contraires pour autant. En effet, supposons que A soit plus grand que B et B plus que C. Il faut admettre alors que B est simultanément petit et grand, puisqu'il est petit relativement à A, et grand relativement à B. Or une chose ne peut recevoir les contraires simultanément, donc petit et grand ne forment pas un couple de contraire. Aristote ajoute également qu'une chose qu'on ne peut pas saisir en soi (kath'auto, καθ' αὑτό), et qui est toujours en rapport avec une autre (pros heteron, πρὸς ἕτερον), ne peut pas avoir de contraire.

C'est relativement à l'espace (topos, τόπος) que la quantité semble (dokei, δοκεῖ) avoir des contraires. Le haut est le contraire du bas, et cet exemple constitue la figure principale des contraires, car deux choses dans un même genre sont contraires lorsqu'elles sont séparées par la plus grande distance possible. On notera au passage ce renseignement sur les contraires: un couple ne peut former un couple de contraires qu'à l'intérieur d'un genre commun, et ils y occupent, d'une certaine façon, des positions ``diamétralement opposés'', comme le haut et le bas.

    (c) La non-applicabilité du plus et du moins

La quantité n'est pas susceptible de plus et de moins. Une chose de 2 coudées n'est ni plus ni moins qu'une autre chose de 2 coudées. De même 3 n'est ni plus ni moins 3 que 5 n'est 5.

    (d) Le propre de la quantité

Finalement, Aristote affirme que le propre de la quantité est qu'elle peut être dite égale (ison, ἴσον) ou inégale (anison, ἄνισον). Le couple égal/inégal ne doit pas être confondu avec le couple semblable (homoios, ὅμοιος) / dissemblable.

Ceci termine le propos sur la catégorie de la quantité.
Scons Dut

samedi 5 juillet 2014

Les Pages Ratées : Supervielle

Aux oiseaux

Paroares, rolliers, calandres, ramphocèles,
Vives flammes, oiseaux arrachés au soleil,
Dispersez, dispersez, dispersez le cruel
Sommeil qui va saisir mes mentales prunelles!

Fringilles, est-ce vous, euphones, est-ce vous,
Qui viendrez émouvoir de rémiges lumières
Cette torpeur qui veut se croire coutumière
Et qui renonce au jour n'en sachant plus le goût ?

Libre, je veux enfin dépasser l'heure étale,
Voir le ciel délirer sous une effusion
D'hirondelles criant mille autres horizons,
Vivre, enfin rassuré, ma douceur cérébrale.

S'il le faut, pour briser des tristesses durcies,
Je hélerai, du seuil des secrètes forêts,
Un vol haché de verts et rouges perroquets
Qui feront éclater mon âme en éclaircies.

Supervielle, Débarcadères

Voici donc un nouvel exemple de page ratée. Et quel exemple ! Mais que veut dire Mr. Supervielle ? Vous l'aurez très rapidement compris, chère lectrice, cher lecteur, que notre poète établit devans nous le bâti d'un caprice bien puéril. On se demande, avec raison, comment il est possible de décrire aussi mal cette persistance agaçante qu'ont les enfants à courir dans les jardins, haut-lieux de grandes batailles, sauter au dessus des ruisseaux-fleuves, ou exhumer des reliques ancestrales sous des souches de bois plus ancestrales encore alors même qu'il se fait tard, et qu'il conviendrait mieux à ces enfant d'aller dormir au lieu de jouer. Car que dit l'auteur de ces lignes sinon qu'il veut gambader encore parmi la foule des coqs et des poules, toute pleine de plumes multicolores, malgré sa fatigue, son besoin tout naturel de dormir pour reposer ce jeune corps ? Ainsi reformulerai-je les choses de la façon suivante:

Aux gallinacés

Poules et coqs, et vous, poussins,
Venez, venez, on va jouer
Même si j'ai sommeil.

Oui, oui, ha ha, vous aussi,
Canards, et cannetons, et petites poules d'eau,
Vous voulez jouer ?

Je sais qu'il faut que j'aille dormir
Et je suis bien fatigué
Mais vous êtes tellement drôles.

Allons, allons derrière le grillage,
Je vais vous libérer.
Ha ha, on va bien rigoler !

N'est-ce pas bien meilleur et bien plus compréhensible ainsi ?
S. D.

samedi 21 juin 2014

Récréation

Voici chère lectrice, cher lecteur, un petit problème mathématique relativement amusant, que je me suis posé dans des circonstances dont je préfère taire l'origine. Simple mesure de sécurité.

Le problème.

Le problème donc. Prenez un disque de couleur blanche. Un adversaire noircit un certain nombre, disons m, de parts (comme des parts de pizza) à la surface de ce disque. Ce dernier n'a qu'une seule contrainte: la surface totale des parts noircies doit être strictement inférieure à la moitié de la surface totale. La question est:

Peut-on, quelque soit la disposition des parts noircies, tracer un diamètre du disque qui ne coupe pas les parties noircies ?


Fig. 1 - m = 3 parts noircies.
Intéressant, n'est-ce pas ? On s'amuse comme on peut.

Réponse.

Il s'avère que la réponse est oui. Et la preuve n'est pas si compliquée. L'intuition est la suivante. Mettons qu'on ne puisse pas tracer de diamètre sans couper une partie noire. Cela signifie qu'à chaque fois que je trace un rayon dans une partie blanche, le rayon opposé (avec lequel le premier forme un diamètre) coupe une partie noire. Maintenant, quand le premier rayon balaie une surface blanche, le rayon opposé balaie une surface noire exactement de la même taille. Mais comme la surface totale blanche est plus grande que la moitié de la surface totale, cela impliquerait que la surface totale noire est également plus grande que la moitié de la surface totale. Ceci contredit l'hypothèse de l'énoncé. QED.

Maintenant, répétons ces choses plus formellement. Mettons que le circonférence du disque soit de longueur 1. On oriente cette circonférence, disons dans l'ordre inverse des aiguilles d'une montre, et on fixe une origine, sur cette circonférence, qui ne tombe pas dans une partie noircie. Noircir une part revient à choisir une position de départ et une position d'arrivée le long de la circonférence, c'est-à-dire deux nombres $a < b$ dans l'intervalle $[0,1)$. Alors, choisir m parts dont la surface est inférieure à la surface totale du disque revient à choisir des nombres
\[ \begin{align} 0 \leq a_1 < b_1 < &\dots < a_m < b_m < 1 \\ \sum_i b_i - a_i &< \frac{1}{2} \end{align} \]
L'intervalle $[a_i,b_i]$ représente la $i$-ème part noircie. L'aire de cette part est (à un facteur près) mesurée par $\mu([a_i,b_i]) = b_i - a_i$; je note $\mu$ la mesure des longueurs (mesure de Lebesgue blabla). Chercher un diamètre qui ne coupe pas les parts noircies revient à trouver un nombre $x \in [0,1)$ tel que $x$ et $x + 1/2$ ne tombent pas dans un des intervalles $[a_i,b_i]$. Posons $U$ la réunion de tous les intervalles $[a_i,b_i]$, et $V$ son complémentaire dans $[0,1)$. On a par hypothèse
\[ \begin{equation} \mu(U) = 1 - \mu(V) < \frac{1}{2} \end{equation} \]
Notre objectif est donc de trouver un nombre $x$ tel que $x$ et $x + 1/2$ appartiennent à $V$. Noter que dans ce cas, $x$ est forcément dans l'intervalle $[0,1/2)$, sinon $x + 1/2$ sortirait de l'intervalle $[0,1)$. Par ailleurs, il est équivalent de chercher un $y$ tel que $y$ et $y - 1/2$ appartiennent à $V$. Dans ce cas, $y$ est dans l'intervalle $[1/2,1)$.

On va raisonner par l'absurde, et supposer qu'on n'arrive pas à trouver de tels nombres. Cela signifie que, quelque soit $x \in V \cap [0,1/2)$, le nombre $x + 1/2$ n'appartient pas à $V$, et donc appartient à $U$. De même, quelque soit $y \in V \cap [1/2,1)$, le nombre $y - 1/2$ n'appartient pas à $V$, donc appartient à $U$. On peut réécrire ces choses de manière plus condensée
\[ \begin{align} V \cap [0,1/2) + \frac{1}{2} &\subseteq U \\ V \cap [1/2,1) - \frac{1}{2} &\subseteq U \end{align} \]
On remarquera que ces deux ensembles contenues dans $U$ sont disjoints. En effet, leur intersection est dans l'intersection de $[0,1/2)$ et $[1/2,1)$, qui est vide. On en déduit que
\[ \begin{align} \mu(U) &\geq \mu\left(V \cap [0,1/2) + \frac{1}{2}\right) + \mu\left(V \cap [1/2,1) - \frac{1}{2}\right) \\ &\geq \mu(V \cap [0,1/2)) + \mu(V \cap [1/2,1)) \\ &\geq \mu(V) \\ &\geq \frac{1}{2} \end{align} \]
Le passage à la deuxième ligne est dû au fait qu'une translation conserve les longueurs. La ligne suivante est du au fait que $V$ est la réunion disjointe de $V \cap [0,1/2)$ et $V \cap [1/2,1)$. Enfin, comme $\mu(V) = 1 - \mu(U)$, on obtient une contradiction avec $\mu(U) < 1/2$. QED.

Ce qui serait vraiment bien.

La preuve précédente est relativement élémentaire, mais elle ne nous donne que l'existence du diamètre cherché, sans jamais le construire effectivement. Il serait intéressant de voir s'il est possible de décrire effectivement l'ensemble des solutions. Il y a un phénomène intéressant, lorsqu'il y a un nombre impaire de parts noircies, que la surface totale des parts noircies recouvre exactement la moitié du disque, que les parts ont toutes la même surface, et qu'elles sont disposées de manière régulière. Le logo nucléaire décrit exactement ce cas avec $m = 3$. Il n'y a alors qu'un nombre fini de possibilités pour les diamètres. C'est amusant, n'est-ce pas ?

Fig. 2 - So funny.


S. D.

vendredi 20 juin 2014

Les Pages Ratées : Baudelaire

L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Baudelaire, Les Fleurs du mal

Il faut n'y connaitre rien, ou très peu, à l'ornithologie, ou l'art des marins, pour soutenir ce qui est proposé ici. Qu'on ait cru bon de maltraiter ainsi ce pauvre animal, l'albatros, c'est une chose difficile à comprendre. Du moins, faut-il peut-être croire que l'auteur de ces lignes fasse preuve d'une cruauté toute spéciale, et d'une mauvaise foi sans borne, pour voir en ce sympathique animal l'objet de tant de mensonges ? Regardez plutôt:


Le bon sens indique sans aucun doute possible que le portrait dressé plus haut est une somme de niaiseries ! Non, l'albatros, sur terre, n'est ni gauche, ni veule. Il ne laisse pas trainer ses ailes comme des avirons. Il les range, avec beaucoup de soin, et de minutie, dans ses fourreaux prévus à cet effet. Il n'agace pas son bec avec un brûle-gueule, et ne moque pas les infirmes. Bien au contraire, il est plein d'attention, prévenant, toujours prêt à donner un coup d'aile partout où il peut se rendre utile. Et ce, malgré son grand âge !

Oh, et puis, qu'on ne croit pas me tromper en m'opposant qu'il est prince, mais seulement dans les airs. Et quoi ! Ôtera-t-on ainsi à la vue des honnêtes hommes l'image réelle de notre vieil ami ? Faut-il équarrir des nuages en planches pour une scène où se jouera l'interprétation ailée d'un énième Roi-Lyre ? Non. Ce ne sont que subterfuges, tromperies, illusions, et balivernes. C'est ne pas vouloir voir la vieillesse pendre au bec de ce tendre ami. Soyons raisonnables. Il a beaucoup servi, et beaucoup aidé. Il aidera encore tous ceux qui l'appeleront. 

Je crois cependant comprendre la détresse de l'auteur de ces lignes. Ce n'est finalement que l'expression d'un regret. Il aurait aimé sans doute passer plus de temps avec son ami. Il refuse maintenant, et se vêt d'un manteau de sottises pour éviter l'affront.

Voir deux béquilles sous ses ailes l'empêcher de marcher.
Scons Dut

PS: "Vous aurez compris, n'est-ce pas, que l'on s'adresse à moi." S.D.

dimanche 15 juin 2014

Collier de perles

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Je me rappelle encore la triste circonstance où la première me fut donnée. C'était une grande maison de bois, remplie d'une foule silencieuse, que balayait l'embrun salé d'un ciel morne et gris. Un oncle - qui était-ce ? - reposait.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Une autre fois encore, c'était un jardin aux coqs rouges, planté de manguiers en fleurs.  Une foule pareille, mais à l'allure plus familière, comprimait en son flux les soupirs des oiseaux. Un ciel pur siégeait sur  un front de marbre.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Je n'ai pas vu, pour la suivante, les visages que cachaient deux océans et le monde nouveau. Mais je répondais à la note continue d'une voix éteinte. Les airs en lambeaux flottaient sur des épaules. Et l'écran de l'exil marquait son épaisseur.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Ce sont des pendules qu'alourdissent des faux. Dis-moi, que veux-tu, vieille Huître ? crois-tu rétablir une juste mesure par ces accrétions ? J'ai à ma nuque, le collier de tes perles noires, que chaque année, tu moissonnes, tu moissonnes: elles pèsent à ma poitrine leur rotondité de planète. Soit ! Alors, je tirerai vers ta gorge les lames arrachantes de ta coquille ! Et je pèserai sur ta nuque la masse noire de mon âme !

Corrosive Scons Dut

samedi 14 juin 2014

Naissance

Je suis venue au monde comme une boule de pâte. Sans yeux, sans oreilles, sans bouche, sans peau.

Alors je pousserai deux yeux, deux oreilles, une bouche et une peau. Et je pousserai encore des yeux, et des oreilles, et des bouches et de la peau. Un régiment de dent dans les plis des auricules. Et des plaques de papilles, des forêts de cils, aux lacs de cornée. J'accrocherai à mes omoplates mille et une membranes, ailes d'où scintilleront, au fond du noir, les regards vifs de chauve-souris étonnées. Je pousserai encore tous les sens manquants, pour compléter mon état.

Comme les vastes cercles que tracent les aigles de l'azur, je concentrerai dans mon rayon constant, l'amplitude de la grande bille bleue. Je percerai son sein pour que s'écoule, à la surface de ma perception, les résonnances profondes des oiseaux hypochtones. Ces anges de silices, aux flèches d'une cathédrale engloutie, souffleront, dans leurs syringes nickelés, le chant du réveil. Et des peuples magmoïdes s'élèveront. Et ils pousseront des îles au vaste bleu.

Et j'absorberai, d'une manière complète, cette beauté naissante, par l'agrandissement final de mon être: à devenir Béance


S. D.

Ma lectrice, ou mon lecteur, me pardonnera, je l'espère, l'omission du point final. Je n'ai pas osé clore le bec au Chaos.

dimanche 25 mai 2014

La Mer

Beaucoup a été dit, déjà, sur la Mer. C'est mon tour aujourd'hui.


J'ai une explication à la Mer.


La Mer est le premier infini que j'ai rencontré. Certains viennent au monde les yeux vers le ciel. Ils ont l'âme légère. Mes yeux, trop faibles, se sont rattrapés à la première ligne venue. L'horizon. L'horizon de la Mer.


On n'appelle pas un être pareil. On écoute la Mer.


Les nappes de la Mer sont vastes, car les visages de la Mer sont vastes.


Ici, la Mer, plaque immobile, à l'abri du soleil couchant, dévoile dedans ses volumes, des évanescences sous-marines. Esprits nocturnes au pas des siècles de ce monde.


Là,  contre les souffles noirs d'un vent de tempête, sous la pluie fine et rapide, la Mer couve d'innombrables écailles. Ses ventres affamées, la Mer se révèle. Hydre parmi les Hydres.


La Mer, à fleur de l'eau, est grise. Le ciel, au lever du jour, développe son bas manteau de laine blanche. Et j'ai posé ma joue gauche contre la Mer. Et j'ai vu la Mer droite contre moi. C'est ainsi qu'il faut voir la Mer.


La Mer pointe un azur qui n'est pas le ciel. Qui n'est pas la terre. La Mer est ma seule île.

S. D.

dimanche 4 mai 2014

Les Pages Ratées : Henri Michaux

Le grand combat (extrait)

Il l'emparouille, et l'endosque contre terre;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais;
Il le tocarde et le marmine
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin, il l'écorcobalisse.
Henri Michaux, Qui je fus

Encore une page lamentable. Le poète Michaux, fatigué sans doute d'avoir été compris par Monsieur Lambda, semble oublier qu'il ne parle plus français dans ce paragraphe ! Personne ne lui a dit que ces mots n'existent pas ?! Et pour vous prouver la paresse de l'auteur, je vous livre, comme précédemment, une première amélioration de son geste.

Il le tape, et le pousse par terre;
Il le tape et le tape jusqu'à ce qu'il ait vraiment mal;
Il le tape et le tape et lui tape les testicules;
Il le tape et le tape
Le tape encore et encore.
Enfin, il le tape très fort.

N'est-ce pas beaucoup plus joli ? Certes, mais chacun se rend bien compte qu'on peut l'améliorer plus encore en enlevant tout l'artifice, et les répétitions.

Il le tape vraiment très fort.

Voilà. C'est quand même plus clair. Non ?
Scons Dut

samedi 3 mai 2014

Quand faire, c'est lire.

Ce billet est une mise au point. Je ne veux pas qu'on aille voir dans mes essais autre chose que des expérimentations studieuses d'une élève attentive, quoique dépourvue de ce qu'on appelle plus communément le génie. Me targué-je d'être philosophe, poète ou musicienne ? Hum ... Je lis des philosophes, et j'écoute les poètes et les musiciens.

J'ai cependant une certaine ambition dans mes lectures, et dans mes écoutes. Personne, il me semble, ne lit et n'écoute comme les pierres dans les lits des fleuves: impressionnées des turbulences du flot, elles l'épousent sans le savoir, et auraient pu tout aussi bien se faire emporter par des anguilles.

J'ai développé une irrévérence fondamentale: que le diable aille au ciel,  vieux Bonimenteur ! Accrocher le flux, tenir sous son joug la descendance de Protée! Le macagner, le triturer;  l'entoupapaouter, et le ratatriquer ! Pour qu'il parle enfin !

Pour mieux lire, je fais. J'interroge Aristote. On dit qu'il est grand, que sa pensée est puissante: je vais lui demander moi-même. Je compte le nombre rythmé de l'alexandrin. On dit qu'il est souple, varié et noble: j'écrase moi-même des syllabes les unes contre les autres. Pour mieux voir. Je réécris les cadences, je renverse les accords et fais tourner le cycle des quintes. Pour mieux entendre. Je t'attrape, symmétrie !

Je lâche ma prose, mêlée à des vers fangeux. Elle ira souiller le trottoir des internets. Jusqu'à ces écritures étranges où s'entremêlent:

Et puis, et puis. L'exercice de mise au point qui pue l'ὕβρις  :D
Corrosive Scons Dut

mercredi 30 avril 2014

Les Pages Ratées : Saint-John Perse

J'inaugure une nouvelle série de billets consacrées aux pages ratées de grands Littérateurs. Le principe est simple: je choisis un texte que j'estime être raté, et j'en propose une version nettement améliorée. Pour aujourd'hui, j'ai choisi un texte de Saint-John Perse, étonnamment lamentable.

Les viandes grillent en plein vent, les sauces se composent
et la fumée remonte les chemins à vifs, et rejoint qui marchait.
Alors, le Songeur aux joues sales
se tire
d'un vieux songe tout rayé de violence, de ruses et d'éclats,
et orné de sueurs, vers l'odeur de la viande
il descend
comme une femme qui traîne: ses toiles, tout son linge et ses cheveux défaits.

Éloges, I, Saint-John Perse

Comme ma lectrice, ou mon lecteur, l'aura remarqué, ce poème est grévé d'une multitude d'erreurs, d'approximations hasardeuses et, surtout, d'un manque de clarté ahurissant. D'abord, l'auteur nous dit que des viandes grillent en plein vent, sans jamais nous indiquer le mode exact de cuisson ! Et ce n'est que par des détours épuisants que le lecteur devine qu'il s'agit vraisemblablement d'un barbecue. 

Ensuite, "les sauces se composent" n'est tout simplement pas possible physiquement. Le poète aurait pu indiquer qu'un cuisinier préparent ces sauces. Et à supposer que le cuisinier est seul, cela signifie qu'il s'occupe à la fois du barbecue et des sauces: tâche difficile ! Tout cuisinier digne de ce nom ne prépare pas ses sauces pendant la cuisson de sa viande - sauf peut-être dans le cas de côtelettes d'agneau, mais l'auteur a oublié d'indiquer la nature de la viande (nouvelle erreur).

Puis, en ce qui concerne la fumée remontant les chemins à vifs et rejoignant des marcheurs, là aussi, le poète ne dit pas que c'est le vent qui pousse la fumée, le poète ne dit pas la forme des chemins, et le nombre de marcheurs. On ne sait même pas s'il y a vraiment des marcheurs ! Tout juste peut-on supposer que les chemins sont pentus, le barbecue se situant au bas de ces chemins.

Ensuite, sans même prendre la peine d'indiquer le changement de point de vue qui va s'opérer, le poète nous montre une personne sortant de sa sieste, et s'attarde sur des détails qui obscurcissent le sujet principal, c'est-à-dire, la viande. On apprend alors que le dormeur est sale, plein de sueurs, et qu'il a rêvé de choses assez violentes; bref, choses inutiles. Car, finalement, ce qui intéresse ce personnage, c'est, comme nous, la viande, puisqu'on apprend qu'il descend vers celle-ci. Enfin, était-il nécessaire d'ajouter qu'il ressemble à une femme qui traîne, sous prétexte que son linge et ses cheveux sont défaits ?

Tenez, pendant que j'y pense, il est tout à fait étrange que le poète soit si peu instruit des règles typographiques au point de sauter des lignes n'importe où et de mettre une majuscule à songeur.

Voici maintenant la version que je propose et qui comblera, je l'espère, les lacunes décrites précédemment.

Le cuisinier fait griller des côtelettes d'agneau sur son barbecue, et préparent les sauces en même temps. Le barbecue est situé au bas d'une allée, et la fumée de la viande remonte le chemin de sorte que les quelques personnes qui y marchent peuvent la sentir. Alors, quelqu'un qui faisait la sieste, est réveillé par l'odeur de la viande, et descend pour rejoindre le cuisinier près de son barbecue.

N'est-ce pas beaucoup plus joli ?

Scons Dut

jeudi 17 avril 2014

Musique et Poésie (via S.-J. Perse)

En parcourant les documents grâcieusement fournis par le site www.sjperse.org, j'ai découvert un texte très intéressant de Saint-John Perse à propos de la nécessaire distinction entre le propre musical et le propre poétique. Il s'agit d'un extrait d'une lettre du poète adressée à Jacques Rivière du 8 juillet 1910.

« J'ai dû m'exprimer bien maladroitement pour que vous ayez pu, un instant, me croire désireux de confondre les deux méthodes musicale et verbale. Je n'aurais, certes, jamais idée de dénier au poème un mystérieux "concours" musical (s'il n'est pas préassigné) : l'inconsciente utilisation du timbre verbal et la distribution même ou "composition" de toute une masse aussitôt qu'elle vit. Mais je n'admettrai jamais que le poème puisse un instant échapper à sa loi propre qui est le thème "intelligible". L'art d'écrire, qui est l'art de nommer, ou plus lointainement de désigner, n'aura jamais d'autre fonction que le mot, cette société déjà, et qui se grève encore du sens étymologique. Je ne vois là qu'un art analytique, la matière verbale la plus musicale férocement astreinte, en premier lieu ou en dernier, aux lois particulières de "propriétés". (Et la propriété eut-elle jamais rien d'assimilable à la justesse en musique ?) Cette confusion, qui était bonne à une génération demi-musicienne, a trop souvent avachi notre langue dans le goût de l'à-peu-près. Au fond, il faut n'aimer pas la musique, le pouvoir prodigieux d'un tel art, pour ne pas comprendre ce qu'il a d'irréductible et d'inasservissable. Du jour où l'on ne croit pas éviter un tel piège, il n'y a qu'à s'adonner tout bonnement à la seule musique. »

mercredi 16 avril 2014

Le beau requin de Ta'aroa

Je m'apprête à vous rapporter une légende polynésienne à propos, vous l'aurez deviné, d'un requin. La citation est tirée du livre Tahiti aux temps anciens de Teuira Henry. Il s'agit, d'après l'auteure, d'une traduction d'un poême oral récité en 1833 par Tamera, grand prêtre de Tahiti, et Pati'i, grand prêtre de Mo'orea (l'île voisine de Tahiti). C'est parti.

***

L'homme vécut sur la terre et les poissons vécurent dans l'océan pendant longtemps au cours de la période de ténèbres, sans se faire de mal l'un l'autre. Il existait alors un très beau requin bleu adoré de Ta'aroa (le Dieu suprême), qui nageait près de la plage à marée haute pour s'y nourrir d'algues et jouait avec les enfants qui s'ébattaient dans l'eau. 


Le nom du requin était Irê (Gagnant de prix). Il fut un jour transporté dans le Vai-ora-a-Ta'aroa (Eau vivante de Ta'aroa), qui désigne la Voie Lactée, et son nom devint alors Fa'a-rava-i-te-ra'i (Ombre du ciel). Voici comment l'événement se produisit:

Les Dieux de la mer conseillèrent aux Dieux de la terre de se méfier, car le requin allait manger les humains, et leur firent connaître que ce requin autrefois apprivoisé, allait dorénavant manger les enfants qui jouaient avec lui. 


La jeunesse du pays évitait donc de s'approcher du requin lorsque deux frères connus pour leur bravoure, nommés Tahi-a-ra'i (Premier du soleil) et Tahi-a-nu'u (Premier des multitudes), se renseignèrent auprès de leurs aînés pour savoir quand et où le requin s'approcherait du rivage. Ces derniers leur répondirent: « Lorsque la marée sera haute il s'approchera de cette pointe; actuellement il attend le fond le moment de venir. » Sans s'effrayer, les deux frères déclarèrent: « Eh bien, nous l'attendrons », et , après s'être taillé des lances de bois dur, ils se dirigèrent vers la pointe de sable pour y rencontrer leur adversaire.

La marée étant haute le requin s'approcha et se retournant sur la crête d'une vague, il ouvrit la gueule pour avaler le frère aîné; à ce moment Tahi-a-nu'u lui enfonça sa lance dans la gorge.


Le requin brisa la lance en refermant sa gueule et le frère aîné essaya de le transpercer à hauteur du coeur mais manqua son coup.


Le requin donnait l'impression d'être mort et les jeunes gens triomphants s'apprêtaient à le mettre en pièces avec leurs hachettes, lorsque tout à coup le requin fut soulevé hors de leur atteinte et emmené au Vai-ora-a-Ta'aroa, par Ta'aroa et Tu qui étaient fort mécontents du traitement infligé à leur requin favori.


Là, ils le ressuscitèrent, le guérirent de ses blessures et le transportèrent dans le Vai-ora-a-Ta'aroa.



Scons Dut

lundi 14 avril 2014

Qui est S.D. (2)

Salut.

Il faut que je vous raconte. J'avais quatorze ans. J'ai grandi dans une ville, vous savez. Une toute petite ville dans une île trop petite. Alors elle paraissait grande. Et plus encore à une jeune ado de quatorze ans.

Bon. Je marchais, tranquillement, en retour vers chez moi. J'avais pas de scoot. Trop jeune, trop dangereux, etc. Il y a trois kilomètres du collège jusque chez moi. J'avais insisté pour rentrer à pieds. Comme ça, je pouvais chaper l'école. Aller à la plage, regarder la mer avec les copines (boire des bières chaudes aussi).

Alors, donc. Je marchais un soir. C'était seize heures à peu près. Je portais des savates (ça se dit pas tong). Short jean court et débardeur. Comme tout le monde.  C'était en décembre. Là-bas, ça veut dire saison chaude et humide. Donc il fait chaud, on transpire beaucoup. Il pleut souvent, mais de l'eau chaude. Ce soir là, il pleuvait pas. Je suais, jusque dans mes savates. La poussière collait sous mon talon, entre les orteils, comme des petites flaques de boue. En plus, ça grimpe pas mal pour aller chez moi.

Je suis passée devant la rue des écoles. Il y a le café du commerce. Plein de vieux qui boivent trop tôt. Les vieux les plus vieux jouaient aux dés entre deux toyota hilux. Des jeux d'argent. J'aimais pas passer par là.

Sur le chemin, y a aussi les clôtures pas bien fermées, avec des chiens fâchés. Oui, y'en avait un, je m'en rappelle. Gigantesque ! Même avec le portail fermé. Il pouvait poser sa tête par dessus. Mais il était pas très méchant. Il était trop âgé. Je sais pas ce qu'il est devenu.

Aussi, il faut passer devant l'hôpital. Il y en a quatre, des hôpitaux gros comme lui. Mais, lui c'est le plus ancien. J'avais déjà visité cet endroit y a longtemps, mais je m'en souviens pas trop. Sauf peut-être l'odeur chimique. De pomme verte. Y'a pas de pomme, toute façon, sur l'île.

Par contre, y a bien des voitures. Enfin pas tant que ça, mais le réseau routier est mal foutu; c'est toujours bouché. J'avais donc des flaques de boue transpirée sous les pieds, et des volumes de gaz d'échappements dans les poumons. Heureusement, qu'il pleuvait pas.

Donc trois kilomètres, dont un bon kilomètre en montée. Et, dans cette montée, un virage. Au bout de la courbe, on peut monter sur un muret. On voit alors toute la ville, ce qui reste du lagon sous le port, et l'océan tout autour. Jusque là où se couche le soleil.

Voilà, c'est à peu près à ce moment là, que j'ai réalisé que je n'avais plus aucuns grand-parents.

dimanche 13 avril 2014

La plainte du Répéteur

Il a exploré des terrains connus. Il a découvert des affaires publiées, et dessiné des lignes déjà tracées.

Il a volé des gâteaux gratuits, et il a mangé des purées mâchées.

Il a parlé des mots très vieux,  crié des échos d'appels.

Il a vu la lumière d'avant-hier. Il a bu un lait caillé. Et il a traversé des océans tout secs.

Il a dompté des chevaux tout sages. Il a sué des efforts qu'il n'avait pas commis, planté des arbres qui n'étaient plus verts.

Il a construit une vieille maison.

Il a chanté des notes tombées des bouches. Et, il a avalé un thé froid.

Il a attrapé la maladie d'une guérison, il a tué des morts.

Etc.

Pauvre pierre, périmée avant l'heure; 

Frêle esquif, engrossé des cadavres d'algues que déversent les têtes ouvertes. 

Et sur la mer inféconde, il persiste. 


Il ne poussera pas de feuilles vertes sous le ciel nocturne. 

Il ne cueillera pas les étoiles nouvelles.  

Il ne goûtera pas le sel étranger. 

Il ne caressera pas les vents frais. 

Il ne couchera pas à l'ombre d'un soleil levant.  

Et il ne tâtera pas le pouls d'un petit-être. 

Perpétuant un mouvement qui n'est pas le sien, étranger à lui-même, il s'en ira, comme un rebond dans l'eau.

Que personne ne chante son nom ! Puisqu'il ne se l'est pas donné !

vendredi 11 avril 2014

Tyrogonie

Edmon
Qui tombe tombe deux fois ...

Le voici donc, Edmon, l'être qui a pour visage un miroir d'une année de côté. L'être qu'on voit mais qu'on ne peut regarder, abyme de tous les êtres. Qui est-il ? Femme, Homme, Amibe ?  En quel temps, s'il n'est le temps, est-il né, l'être au nez brisé ?  Toutes les questions des amoureux, ses prétendants, de Joboah, le deuxième, c'est ici qu'ον nous répond. Lui l'an Zéro, est né au pays Noétique, en l'année ronde, son nom l'indique.  Le mirroir d'abord, car c'est le Verbe, la surface qui vient avant l'intérieur, avant l'extérieur, la surface qui réfléchit. Le Je du prince, premier des êtres, le Je des autres, et c'est le même. Il est né n'ayant qu'une seule face, et la lumière revenante révéla la seconde.

Edmon n'est pas lisse, il a chuté, on l'a poussé, il est seul ! et alors ?! Il s'est brisé, comme un oeuf. L'effroyable souffrance du premier être qu'éprouve la première douleur. Le crime pèse et ouvre l'histoire de cet être, devenu Anthrope, brisé par la honte de s'être vu se voyant se voir se voyant vu par lui se voyant voir lui-même. Il avait grandi sa main pour toucher l'image, et se toucha, lui, l'image de l'image, et se poussa hors de son côté, et tomba de l'autre côté. Et se brisa.  C'est décidé, il se vengera.

Joboah, son amant, rapporte ici l'histoire de l'Edmon, l'univers de l'Anthrope au nez brisé par lui l'être pousseur qui tua et se vengera. Car il n'est plus seul, puisqu'il est brisé. Les parcelles d'Edmon sont autant d'Edmon, mais voici venir la plus féroce, celle qui se nomma avant toutes les autres.

Versuni

Ô comme elle est belle
La douce Versuni.
Ô combien je veux
Sa pure transparence.
Qui ôte ses ailes
À cet ange infini ?
Qui souffre le feu
Et qui hurle Vengeance !

La voici donc,  Versuni, l'être d'un débris ôté au visage d'Edmon. Elle est la gauche de celui qui est droit, l'être qu'on regarde mais qu'on ne voit pas, sombre ciel sur tous les êtres.  Elle porte en son sein l'azur désinvolture. C'est qu'étant transparence, elle est toute entière nue, elle, l'être sans couleur.  Ce qu'elle enlève au surface, elle le rend en volume.  De la peau miroir du prince Edmon, elle fit l'épaisseur de l'espace et du temps.  Elle fait pour la lumière une formidable prison, pièce close sans mur où les voyages sont libres. Edmon qui était le point n'est plus qu'un centre parmi les centres du sein de Versuni, maintenant l'enveloppe du premier des êtres, de l'être au nez brisé. Le singulier est mort en pluriel.  Et c'est elle qui en est la cause !  

Mais c'est qu'elle l'aime, le bel Edmon, depuis le début, elle l'aime. Et lui, le fou, le traître ne l'a pas vu. Il avait grandi sa main pour l'approcher. C'est elle qu'il voulait toucher. Lorsque son doigt, index d'airain, vint la toucher, l'étincelle les firent tomber. L'effroyable poids du premier être qu'éprouve la première pudeur. Elle, qui était lui, qui s'entendait entendant s'entendre s'entendant entendu par elle s'entendant entendre elle-même.  Pour couvrir son coeur, elle fait une nuit. Son coeur, c'est l'Anthrope, ce traître, ce fou. Et elle l'enveloppe, l'étreint et s'étend, pour qu'aucune autre parcelle, du corps d'Edmon, n'échappe à son filet d'espace et de temps. C'est décidé, elle ne lâchera pas.

Joboah, son tendre ami, rapporte l'histoire de la belle Versuni, la plus douce des parcelles tombée par lui, l'être au nez brisé. Lui, qui maintenant est prisonnier de l'infini, et elle, transparente, gardienne de la nuit; ils s'aiment ! enfin ! d'un amour soleil, pomme d'ombre et de lumière, qui, chaque jour, chante le matin et le soir meurt, assassiné. Mais qui tuent l'astre revenant ?! Des deux plus grand morceaux de la coquille brisée, sont sortis, elles sont étincelantes, quatre armées des terres et des eaux, des feux et des vents.

Moi, l'armée des airs
Qui siffle dans les cages
Je suis le fil de rage
Où pendent les mères !
Moi, l'armée des flammes
Qui brûle dans vos coeurs
J'arrache le bonheur
Et mange vos âmes !
Moi, l'armée liquide
Qui coule vos vaisseaux
Je vous noie vermisseaux
dans des boues putrides !
Moi, l'armée d'acier
Qui creuse les cavernes
Je jette dans vos cernes
Vos corps émaciés !

Ô trembler, il faut trembler ! Voici venir le fils tueur de père et tueur de mère, mangeur de frère, le rejeton des éléments. Les quatre armées, elles sont étincelantes, l'ont engendré. Il porte en lui la brisure originelle. Des deux plus grands morceaux de la coquille brisée, il s'est fait un corps et une âme qui jamais, diaboliques, ne se regardent. Pour former son corps, ils mélangèrent l'acier des cavernes aux fanges des vers. Pour gonfler son âme, ils soufflèrent ensemble les flammes de la haine et les vents de la fureur.  Il est la lutte constante des quatre armées du globe. Il est monstre de discorde, bête de l'immonde. Chaque région de son être renferme, il est putride, le fiel des vessies et l'immondice intestin. Tout y est panse, feuillet et caillette.  Tout est mâché, ruiné et rejeté. Ses bouches, gouffres affreux, engloutissent ruisseaux et mers, et vomissent fleuves et océans. Son être coagule, comme le sang à l'air frais. Mille vers le rongent, petits léviathans, et rejettent, repas de demain, leur repas de la veille.  Sa masse n'est pas dense, il ne connaît pas le plein. Cavernes et cratères sont les yeux de cet être, et dans ces immenses gouffres, et dans d'immenses vasques, on voit ronfler, terribles sont ces soeurs, poisons et venins.

Tout en lui poursuit la guerre des quatres armées qui furent ses mères. Par l'armée des terres et l'armée des eaux, elles sont mercure et alcool, lui, l'être perfide, est pâte dur et pâte molle. Par l'armée des flammes et l'armée des vents, elles sont furieuses, résident les béances et les pestilences.  Il mêle au lait de sa chair, le sang des chenilles, et, prince de présure, les mâchent en bouillie. Son souffle tiède, son souffle fétide, pend en long filet sa salive humide.  Il est l'horrible et l'insondable, l'ombre infinie du pays des contraires. Ce qui est oui y devient non, au dur succède le mou, on y confond le blanc et l'écarlate, et le coeur avec la rate.

Cet être, c'est le Galactre, l'infâme fromage des temps anciens et des temps futurs.  Ses fils seront pendus, et ses fils chanteront. En longues viscères tordues, on les verra sourire sur les étals des marchands. Il est l'ulcère de tous les ulcères. Il est tueur de père et tueur de mère. Il broie dans sa caséité les amours soleils et les divinités.  Il tue chaque jour la pomme de lumière, et y insère toujours plus gros, le ver de l'ombre. Ô comme je vois maintenant briller, en lettres de fourmes, le nom du galactre, le nom de ce fourbe, le monstre de lait et la bête de sang. Il hurle maintenant, il faut l'entendre, c'est le Tyron !

Scons Dut

NDLR: Le Galactre est un monstre   de la mythologie du pays des Gnolins. Il est généralement représenté sous forme de gruyère, bien que le gruyère ne soit pas à l'origine   un fromage de cette région. La légende veut qu'à chaque fois qu'un   de ses trous est comblé, deux autres s'ouvrent.


jeudi 10 avril 2014

L'Inacheval

Et c'est ainsi que S. termina son oeuvre Inacheval. Il était temps pour elle de vendre cette sueur. Mais par où commencer ? Elle appela son amie, Irisa, pour lui demander conseil. À ces suppliques empressées, Irisa décrocha le sourcil, et lui répondit ces mots ailés:

- Et comment ? Déjà ! Ta plume galopante vient à peine de souffler son point final, que tu demandes déjà leurs avis !

Il fallait la comprendre, lui intima S. Et elle lui expliqua les raisons de cette hâte. Elle n'avait plus un sou. Sa poche avait bien su la contenter tant qu'elle était pleine. Mais rien ne se perd et rien ne se crée, la matière première de toute création est la nourriture, et elle-même est produite par l'argent. Celle-ci, parmi toutes ses raisons, était la plus profonde.

- Mais enfin, rétorqua Irisa pour la rassurer, je peux t'aider pour ça. Tu sais bien que l'or vibre dans mes cheveux, et que c'est moi qui dicte aux hérissements de la mer sous le soleil sa variété moirée.

Oui, elle savait, soupira S. Mais elle insista, elle la supplia de la conduire à la Chambre. C'est là en effet que sont jugées ces affaires. Mais la chose n'est pas aisée, car la Chambre se divise en trois sections: la Porte, la Table et le Lit. Chacune d'elles est opérée par un magistrat. Le Portier ouvre la Porte et le Tablier entretient la Table.

- Très bien, céda Irisa, je t'y emmènerai. Rejoins-moi au Coucher du Jour. Je t'emporterai au doux sifflement du Zéphyr à travers les pins noirs. Nous atteindrons la Chambre avant que les Pléïades plongent leurs blanches nuques dans les roses marines.

Mille merci ! éclata S. Elle enfila ses charentaises prises au printemps, agrippa son flottement d'été et débarqua bien trop en avance au bonheur du rendez-vous. Elle eut le temps de ressasser en son coeur les motifs de son action, ainsi que les sentiers battus par son Inacheval, et les mille peines qui avaient assailli son enthousiasme. Elle comptait bien tout leur raconter. Comment, à l'appel d'un geste perdu, elle entama le voyage dont elle ne reviendra jamais. Comment elle perdit l'éclat de ses yeux, la vigueur de ses membres, et tous les autres, compagnons si tendrement aimés! Comment, enfin, au péril de ses plumes, elle but un jour l'eau d'une source noire dont elle oublia le nom. Ah oui ! Décidémment, il fallait vraiment qu'elle leur racontât !

Les Pléïades défirent l'attache de leurs soies, et plongèrent au creux des vagues parfumées. Alors, le Zéphyr frappa de son sabot le marbre éclatant de la Chambre. La Bourrasque s'éleva, et comme la fumée sort du naseau brûlant des chaînes à vapeurs, de même, Irisa s'éfila hors du char, pour y déposer S.

- Salut, Portier ! tonitrua Irisa, un peu hésitante (ce n'était pas son habitude). Veux-tu bien accueillir une amie qui m'est chère ? Elle a beaucoup fait, et veut vous raconter son Inacheval.

Le Portier grinça sa dent de plomb sous la cheville. La tête baissée, dos contre la Porte, il faisait peser ses larges mains sur le levier devant lui. Il grommelait. Ce n'était pas l'heure. Et puis, il était tard. On ne pouvait pas déranger la Chambre comme ça. Il était fatigué. Ses épaules sont lasses. Les années, tous les jours, lui roulent sur le dos.

- Suffit, Portier ! décapa Irisa, plus sûre. Ne viens pas froncer devant nous les plis de ton marbre ! La tonne que tu emploies doit céder. Elle ne peut être aussi grave que ce que j'apporte ici: un ventre affamé !

Oui, gargouilla S. Elle ne s'était nourri jusqu'ici que des vapeurs d'encres de seiches, et d'insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. C'est tout juste ce qu'il fallait en compte de protéines pour soutenir la marche de l'oeuvre. Mais lorsque les ailes gauches des pilotes eurent touché le socle du navire, et que les seiches eurent fui l'épuisette vers leur repaire, c'est-à-dire, lorsque le point final fut accosté, elle sentit monter en elle le contraire de la satiété. Dans un corps qui avait enduré tant de choses déjà. Le Portier comprenait (n'est-ce pas ?) qu'elle n'avait plus le choix. Elle lui raconta les pointes fulgurantes des volcans, et le sifflement des laves sur les peaux. Elle lui expliqua la propagation des ondes amères, et les réverbérations tristes. Et, elle lui dit l'enclume des pierres à mica et leur compression tectonique.

Ceci acheva de convaincre le Portier (deux larmes coulaient sous son oeil). Il actionna le levier. Le cylindre, sur son granit, chut, et le battant s'écarta du chemin. Irisa invita S à s'installer près de la Table.

- Salut, Tablier ! chanta Irisa.
- Salut, Irisa ! sourit le Tablier. Je voyais bien dans mes équerres que tu reviendrais me voir ! J'ai tracé pour toi des bouquets de cercles au compas.
- Oh ! Gentil passereau ! Ne calcule pas mes révolutions; tu sais bien que tes rayons tracent les lignes quand les miens étalent les couleurs.
- Mais tu ne refuseras pas ces gravures ! Vois comme la pointe d'argent, par mille égratignures, a su piquer dans la plaque de cuivre les lignes de tes fines chevilles.
- Oh, charmant Tablier, rit Irisa. Cessons ces badineries. Veux-tu plutôt m'accorder une faveur ?
- Bien sûr ! En toute chose qu'un angle bissèque, ou qu'une gradation mesure, je peux répondre. Tu connais mes balances infaillibles !
- Alors tu ne feras pas mentir la rectitude ton esprit, lorsque je te présenterai les voeux de ma tendre amie.

Salut, Tablier; répéta S. Le Tablier, qui jusqu'alors portait bonne mine, s'étonna. Combien mesurait S ? Sa hauteur, sa taille. Quel profondeur avait S ? Quel était le total des degrés qu'elle avait tournés ? Et le poids de sa peau, le poids de ses os. Et puis, le volume de ses poumons. La quantité de minutes que les souvenirs de S versaient sans cesse. Et l'épaisseur de son ombre.

Elle répondit à toutes ses questions. Et après que les dimensions de son être furent énumérées, elle rapporta son Inacheval. Et elle répéta ce qu'elle dit au Portier. Elle le répéta plusieurs fois; pour l'enregistrement. Et la pointe d'argent creusa dans les plaques de cuivre les lits des fleuves de feu volcanique, les séquences mélodiques de l'éclatement des roches, et le chiffre barométrique de la force tellurique. Elle raconta aussi ce qu'elle n'avait pas dit au Portier. Elle dit les visages sur les plages. Le nombre de faces levés vers l'azur du ciel quand la mer drossait le long des dunes jaunes, d'autres dunes venues d'ailleurs. Elle décrit l'odeur des crèmes sur les peaux brûlées, et la poussière dans les rues du vieux port. Et l'huile des moteurs, et l'huile des explosions, et aussi le camphre dans les voiles de safran.

Toutes ces choses pesaient sur les plaques de cuivre. Et la circonférence du coeur du Tablier enfla. Il frotta ses gravures à l'eau vive, et les déposa dans leurs fourreau chamelé. Bien ! dit sa bouche, tandis qu'il restait silencieux. D'après les trajectoires des orbes, et bon gré le solde des colonnes de la Table, il approuva S. Il ajouta cependant:

- Chère Irisa, quels sont ces mots perceurs des coques des amandes ? ce que tu me portes là est plus que je ne peux supporter. J'ai bien compté le creux de ce ventre affamé, et je ne vois aucune raison de ne pas la conduire au Lit. Tu sais bien pourant, Irisa, que tu ne pourras pas l'accompagner. Aucune lumière ne peut pénétrer l'enclos des brumes. S peut partir. Assurée. Son rapport a été enregistré.
- Oh je sais bien, tendre ami. Je te remercie, et te promets, en échange de ce service, de jeter dans le ciel des boucles de mes cheveux; les meilleures, celles qui forment un huit. Car il faut déjà que je reparte.

S s'étonna.

- Ne t'inquiète pas, répondit aussitôt Irisa, tu n'as plus besoin de moi.

Et elle s'échappa comme le vent sous une aile.

Le Tablier se rassit sur sa chaise de bois. Et par un angle calculé, en une même posture, il salua la lumière, et indiqua le Lit.

S passa derrière le voile. Elle se tenait près du Lit. Elle ne reconnut pas tout de suite celui qui l'occupait. Il était allongé, inflexible. Ajusté, comme Procuste. Lourd aussi. Lorsqu'il l'aperçut, et pour lui libérer un espace à sa mesure, il se déplaça. Comme peut se déplacer une caravane de planètes alignées. Elle s'allongea dans l'interstice, et tout en fixant les nues au-dessus du Lit, elle souffla.

- Salut, Temps ... Je n'ai pas encore parlé jusqu'ici ... sauf pour rapporter mon Inacheval. Irisa m'a mené jusqu'à toi. J'ai sous le bras les plaques de cuivres où sont gravées mes empreintes. Je suis un peu fatiguée, tu comprends. J'ai traversé tant d'épreuves. À la suite d'un geste manqué, j'ai perdu l'éclat de mes yeux, la vigueur de mes membres, et tous les autres, mes compagnons si tendrement aimés. J'ai bu l'eau noire d'une source. Et j'ai oublié son nom. J'ai goûté les vapeurs d'encres de seiches. J'ai cueilli les insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. J'ai vu les fulgurances des volcans, et j'ai entendu la plainte des laves sur les peaux. J'ai visité le foyer des ondes amères, et j'ai vibré sous leurs réverbérations tristes. J'ai soutenu l'enclume des pierres sous les plaques. J'ai aimé des visages sur les plages. J'ai rempli mes poumons de leurs regards vers le ciel. J'ai reçu les dunes que la mer apportait. J'ai appliqué les crèmes sur les peaux brûlées. J'ai marché les rues du vieux port. J'ai frotté les barbes de poussière. J'ai oint les moteurs et les explosions des huiles d'un vieux palmier. Et j'ai soufflé le camphre de Barus dans les voiles de safran.

Dis moi, ô Temps, n'ai-je pas assez vécu ?! La cause de ma venue, c'est ce ventre affamé. Tu sais bien qu'il faut de l'argent pour produire la nourriture. Mais ce ventre a déjà tout goûté, et réclame un métal plus précieux ! Plus précieux que l'argent, plus précieux que l'or, que toutes les cathédrales que la terre roule en son sein. Tu es le seul, m'a-t-on dit, à pouvoir m'aider.
Voudras-tu rassembler ce qu'il convient pour me donner ta réponse ?

En attendant, laisse-moi, je te prie, profiter quelque peu de ce lit. Il y a bien longtemps déjà que mes yeux ne se sont pas fermés. Je veux scruter l'ombre de mes paupières. Pour déloger la poussière jaune à la source de mes larmes ...

Étrange sensation.

Je ne vois plus la teinte orangée, ni les pétioles de veines bleues. Le grain d'or a disparu. La source noire s'est tarie.

Je n'ai plus faim.
Scons Dut