mercredi 30 avril 2014

Les Pages Ratées : Saint-John Perse

J'inaugure une nouvelle série de billets consacrées aux pages ratées de grands Littérateurs. Le principe est simple: je choisis un texte que j'estime être raté, et j'en propose une version nettement améliorée. Pour aujourd'hui, j'ai choisi un texte de Saint-John Perse, étonnamment lamentable.

Les viandes grillent en plein vent, les sauces se composent
et la fumée remonte les chemins à vifs, et rejoint qui marchait.
Alors, le Songeur aux joues sales
se tire
d'un vieux songe tout rayé de violence, de ruses et d'éclats,
et orné de sueurs, vers l'odeur de la viande
il descend
comme une femme qui traîne: ses toiles, tout son linge et ses cheveux défaits.

Éloges, I, Saint-John Perse

Comme ma lectrice, ou mon lecteur, l'aura remarqué, ce poème est grévé d'une multitude d'erreurs, d'approximations hasardeuses et, surtout, d'un manque de clarté ahurissant. D'abord, l'auteur nous dit que des viandes grillent en plein vent, sans jamais nous indiquer le mode exact de cuisson ! Et ce n'est que par des détours épuisants que le lecteur devine qu'il s'agit vraisemblablement d'un barbecue. 

Ensuite, "les sauces se composent" n'est tout simplement pas possible physiquement. Le poète aurait pu indiquer qu'un cuisinier préparent ces sauces. Et à supposer que le cuisinier est seul, cela signifie qu'il s'occupe à la fois du barbecue et des sauces: tâche difficile ! Tout cuisinier digne de ce nom ne prépare pas ses sauces pendant la cuisson de sa viande - sauf peut-être dans le cas de côtelettes d'agneau, mais l'auteur a oublié d'indiquer la nature de la viande (nouvelle erreur).

Puis, en ce qui concerne la fumée remontant les chemins à vifs et rejoignant des marcheurs, là aussi, le poète ne dit pas que c'est le vent qui pousse la fumée, le poète ne dit pas la forme des chemins, et le nombre de marcheurs. On ne sait même pas s'il y a vraiment des marcheurs ! Tout juste peut-on supposer que les chemins sont pentus, le barbecue se situant au bas de ces chemins.

Ensuite, sans même prendre la peine d'indiquer le changement de point de vue qui va s'opérer, le poète nous montre une personne sortant de sa sieste, et s'attarde sur des détails qui obscurcissent le sujet principal, c'est-à-dire, la viande. On apprend alors que le dormeur est sale, plein de sueurs, et qu'il a rêvé de choses assez violentes; bref, choses inutiles. Car, finalement, ce qui intéresse ce personnage, c'est, comme nous, la viande, puisqu'on apprend qu'il descend vers celle-ci. Enfin, était-il nécessaire d'ajouter qu'il ressemble à une femme qui traîne, sous prétexte que son linge et ses cheveux sont défaits ?

Tenez, pendant que j'y pense, il est tout à fait étrange que le poète soit si peu instruit des règles typographiques au point de sauter des lignes n'importe où et de mettre une majuscule à songeur.

Voici maintenant la version que je propose et qui comblera, je l'espère, les lacunes décrites précédemment.

Le cuisinier fait griller des côtelettes d'agneau sur son barbecue, et préparent les sauces en même temps. Le barbecue est situé au bas d'une allée, et la fumée de la viande remonte le chemin de sorte que les quelques personnes qui y marchent peuvent la sentir. Alors, quelqu'un qui faisait la sieste, est réveillé par l'odeur de la viande, et descend pour rejoindre le cuisinier près de son barbecue.

N'est-ce pas beaucoup plus joli ?

Scons Dut

jeudi 17 avril 2014

Musique et Poésie (via S.-J. Perse)

En parcourant les documents grâcieusement fournis par le site www.sjperse.org, j'ai découvert un texte très intéressant de Saint-John Perse à propos de la nécessaire distinction entre le propre musical et le propre poétique. Il s'agit d'un extrait d'une lettre du poète adressée à Jacques Rivière du 8 juillet 1910.

« J'ai dû m'exprimer bien maladroitement pour que vous ayez pu, un instant, me croire désireux de confondre les deux méthodes musicale et verbale. Je n'aurais, certes, jamais idée de dénier au poème un mystérieux "concours" musical (s'il n'est pas préassigné) : l'inconsciente utilisation du timbre verbal et la distribution même ou "composition" de toute une masse aussitôt qu'elle vit. Mais je n'admettrai jamais que le poème puisse un instant échapper à sa loi propre qui est le thème "intelligible". L'art d'écrire, qui est l'art de nommer, ou plus lointainement de désigner, n'aura jamais d'autre fonction que le mot, cette société déjà, et qui se grève encore du sens étymologique. Je ne vois là qu'un art analytique, la matière verbale la plus musicale férocement astreinte, en premier lieu ou en dernier, aux lois particulières de "propriétés". (Et la propriété eut-elle jamais rien d'assimilable à la justesse en musique ?) Cette confusion, qui était bonne à une génération demi-musicienne, a trop souvent avachi notre langue dans le goût de l'à-peu-près. Au fond, il faut n'aimer pas la musique, le pouvoir prodigieux d'un tel art, pour ne pas comprendre ce qu'il a d'irréductible et d'inasservissable. Du jour où l'on ne croit pas éviter un tel piège, il n'y a qu'à s'adonner tout bonnement à la seule musique. »

mercredi 16 avril 2014

Le beau requin de Ta'aroa

Je m'apprête à vous rapporter une légende polynésienne à propos, vous l'aurez deviné, d'un requin. La citation est tirée du livre Tahiti aux temps anciens de Teuira Henry. Il s'agit, d'après l'auteure, d'une traduction d'un poême oral récité en 1833 par Tamera, grand prêtre de Tahiti, et Pati'i, grand prêtre de Mo'orea (l'île voisine de Tahiti). C'est parti.

***

L'homme vécut sur la terre et les poissons vécurent dans l'océan pendant longtemps au cours de la période de ténèbres, sans se faire de mal l'un l'autre. Il existait alors un très beau requin bleu adoré de Ta'aroa (le Dieu suprême), qui nageait près de la plage à marée haute pour s'y nourrir d'algues et jouait avec les enfants qui s'ébattaient dans l'eau. 


Le nom du requin était Irê (Gagnant de prix). Il fut un jour transporté dans le Vai-ora-a-Ta'aroa (Eau vivante de Ta'aroa), qui désigne la Voie Lactée, et son nom devint alors Fa'a-rava-i-te-ra'i (Ombre du ciel). Voici comment l'événement se produisit:

Les Dieux de la mer conseillèrent aux Dieux de la terre de se méfier, car le requin allait manger les humains, et leur firent connaître que ce requin autrefois apprivoisé, allait dorénavant manger les enfants qui jouaient avec lui. 


La jeunesse du pays évitait donc de s'approcher du requin lorsque deux frères connus pour leur bravoure, nommés Tahi-a-ra'i (Premier du soleil) et Tahi-a-nu'u (Premier des multitudes), se renseignèrent auprès de leurs aînés pour savoir quand et où le requin s'approcherait du rivage. Ces derniers leur répondirent: « Lorsque la marée sera haute il s'approchera de cette pointe; actuellement il attend le fond le moment de venir. » Sans s'effrayer, les deux frères déclarèrent: « Eh bien, nous l'attendrons », et , après s'être taillé des lances de bois dur, ils se dirigèrent vers la pointe de sable pour y rencontrer leur adversaire.

La marée étant haute le requin s'approcha et se retournant sur la crête d'une vague, il ouvrit la gueule pour avaler le frère aîné; à ce moment Tahi-a-nu'u lui enfonça sa lance dans la gorge.


Le requin brisa la lance en refermant sa gueule et le frère aîné essaya de le transpercer à hauteur du coeur mais manqua son coup.


Le requin donnait l'impression d'être mort et les jeunes gens triomphants s'apprêtaient à le mettre en pièces avec leurs hachettes, lorsque tout à coup le requin fut soulevé hors de leur atteinte et emmené au Vai-ora-a-Ta'aroa, par Ta'aroa et Tu qui étaient fort mécontents du traitement infligé à leur requin favori.


Là, ils le ressuscitèrent, le guérirent de ses blessures et le transportèrent dans le Vai-ora-a-Ta'aroa.



Scons Dut

lundi 14 avril 2014

Qui est S.D. (2)

Salut.

Il faut que je vous raconte. J'avais quatorze ans. J'ai grandi dans une ville, vous savez. Une toute petite ville dans une île trop petite. Alors elle paraissait grande. Et plus encore à une jeune ado de quatorze ans.

Bon. Je marchais, tranquillement, en retour vers chez moi. J'avais pas de scoot. Trop jeune, trop dangereux, etc. Il y a trois kilomètres du collège jusque chez moi. J'avais insisté pour rentrer à pieds. Comme ça, je pouvais chaper l'école. Aller à la plage, regarder la mer avec les copines (boire des bières chaudes aussi).

Alors, donc. Je marchais un soir. C'était seize heures à peu près. Je portais des savates (ça se dit pas tong). Short jean court et débardeur. Comme tout le monde.  C'était en décembre. Là-bas, ça veut dire saison chaude et humide. Donc il fait chaud, on transpire beaucoup. Il pleut souvent, mais de l'eau chaude. Ce soir là, il pleuvait pas. Je suais, jusque dans mes savates. La poussière collait sous mon talon, entre les orteils, comme des petites flaques de boue. En plus, ça grimpe pas mal pour aller chez moi.

Je suis passée devant la rue des écoles. Il y a le café du commerce. Plein de vieux qui boivent trop tôt. Les vieux les plus vieux jouaient aux dés entre deux toyota hilux. Des jeux d'argent. J'aimais pas passer par là.

Sur le chemin, y a aussi les clôtures pas bien fermées, avec des chiens fâchés. Oui, y'en avait un, je m'en rappelle. Gigantesque ! Même avec le portail fermé. Il pouvait poser sa tête par dessus. Mais il était pas très méchant. Il était trop âgé. Je sais pas ce qu'il est devenu.

Aussi, il faut passer devant l'hôpital. Il y en a quatre, des hôpitaux gros comme lui. Mais, lui c'est le plus ancien. J'avais déjà visité cet endroit y a longtemps, mais je m'en souviens pas trop. Sauf peut-être l'odeur chimique. De pomme verte. Y'a pas de pomme, toute façon, sur l'île.

Par contre, y a bien des voitures. Enfin pas tant que ça, mais le réseau routier est mal foutu; c'est toujours bouché. J'avais donc des flaques de boue transpirée sous les pieds, et des volumes de gaz d'échappements dans les poumons. Heureusement, qu'il pleuvait pas.

Donc trois kilomètres, dont un bon kilomètre en montée. Et, dans cette montée, un virage. Au bout de la courbe, on peut monter sur un muret. On voit alors toute la ville, ce qui reste du lagon sous le port, et l'océan tout autour. Jusque là où se couche le soleil.

Voilà, c'est à peu près à ce moment là, que j'ai réalisé que je n'avais plus aucuns grand-parents.

dimanche 13 avril 2014

La plainte du Répéteur

Il a exploré des terrains connus. Il a découvert des affaires publiées, et dessiné des lignes déjà tracées.

Il a volé des gâteaux gratuits, et il a mangé des purées mâchées.

Il a parlé des mots très vieux,  crié des échos d'appels.

Il a vu la lumière d'avant-hier. Il a bu un lait caillé. Et il a traversé des océans tout secs.

Il a dompté des chevaux tout sages. Il a sué des efforts qu'il n'avait pas commis, planté des arbres qui n'étaient plus verts.

Il a construit une vieille maison.

Il a chanté des notes tombées des bouches. Et, il a avalé un thé froid.

Il a attrapé la maladie d'une guérison, il a tué des morts.

Etc.

Pauvre pierre, périmée avant l'heure; 

Frêle esquif, engrossé des cadavres d'algues que déversent les têtes ouvertes. 

Et sur la mer inféconde, il persiste. 


Il ne poussera pas de feuilles vertes sous le ciel nocturne. 

Il ne cueillera pas les étoiles nouvelles.  

Il ne goûtera pas le sel étranger. 

Il ne caressera pas les vents frais. 

Il ne couchera pas à l'ombre d'un soleil levant.  

Et il ne tâtera pas le pouls d'un petit-être. 

Perpétuant un mouvement qui n'est pas le sien, étranger à lui-même, il s'en ira, comme un rebond dans l'eau.

Que personne ne chante son nom ! Puisqu'il ne se l'est pas donné !

vendredi 11 avril 2014

Tyrogonie

Edmon
Qui tombe tombe deux fois ...

Le voici donc, Edmon, l'être qui a pour visage un miroir d'une année de côté. L'être qu'on voit mais qu'on ne peut regarder, abyme de tous les êtres. Qui est-il ? Femme, Homme, Amibe ?  En quel temps, s'il n'est le temps, est-il né, l'être au nez brisé ?  Toutes les questions des amoureux, ses prétendants, de Joboah, le deuxième, c'est ici qu'ον nous répond. Lui l'an Zéro, est né au pays Noétique, en l'année ronde, son nom l'indique.  Le mirroir d'abord, car c'est le Verbe, la surface qui vient avant l'intérieur, avant l'extérieur, la surface qui réfléchit. Le Je du prince, premier des êtres, le Je des autres, et c'est le même. Il est né n'ayant qu'une seule face, et la lumière revenante révéla la seconde.

Edmon n'est pas lisse, il a chuté, on l'a poussé, il est seul ! et alors ?! Il s'est brisé, comme un oeuf. L'effroyable souffrance du premier être qu'éprouve la première douleur. Le crime pèse et ouvre l'histoire de cet être, devenu Anthrope, brisé par la honte de s'être vu se voyant se voir se voyant vu par lui se voyant voir lui-même. Il avait grandi sa main pour toucher l'image, et se toucha, lui, l'image de l'image, et se poussa hors de son côté, et tomba de l'autre côté. Et se brisa.  C'est décidé, il se vengera.

Joboah, son amant, rapporte ici l'histoire de l'Edmon, l'univers de l'Anthrope au nez brisé par lui l'être pousseur qui tua et se vengera. Car il n'est plus seul, puisqu'il est brisé. Les parcelles d'Edmon sont autant d'Edmon, mais voici venir la plus féroce, celle qui se nomma avant toutes les autres.

Versuni

Ô comme elle est belle
La douce Versuni.
Ô combien je veux
Sa pure transparence.
Qui ôte ses ailes
À cet ange infini ?
Qui souffre le feu
Et qui hurle Vengeance !

La voici donc,  Versuni, l'être d'un débris ôté au visage d'Edmon. Elle est la gauche de celui qui est droit, l'être qu'on regarde mais qu'on ne voit pas, sombre ciel sur tous les êtres.  Elle porte en son sein l'azur désinvolture. C'est qu'étant transparence, elle est toute entière nue, elle, l'être sans couleur.  Ce qu'elle enlève au surface, elle le rend en volume.  De la peau miroir du prince Edmon, elle fit l'épaisseur de l'espace et du temps.  Elle fait pour la lumière une formidable prison, pièce close sans mur où les voyages sont libres. Edmon qui était le point n'est plus qu'un centre parmi les centres du sein de Versuni, maintenant l'enveloppe du premier des êtres, de l'être au nez brisé. Le singulier est mort en pluriel.  Et c'est elle qui en est la cause !  

Mais c'est qu'elle l'aime, le bel Edmon, depuis le début, elle l'aime. Et lui, le fou, le traître ne l'a pas vu. Il avait grandi sa main pour l'approcher. C'est elle qu'il voulait toucher. Lorsque son doigt, index d'airain, vint la toucher, l'étincelle les firent tomber. L'effroyable poids du premier être qu'éprouve la première pudeur. Elle, qui était lui, qui s'entendait entendant s'entendre s'entendant entendu par elle s'entendant entendre elle-même.  Pour couvrir son coeur, elle fait une nuit. Son coeur, c'est l'Anthrope, ce traître, ce fou. Et elle l'enveloppe, l'étreint et s'étend, pour qu'aucune autre parcelle, du corps d'Edmon, n'échappe à son filet d'espace et de temps. C'est décidé, elle ne lâchera pas.

Joboah, son tendre ami, rapporte l'histoire de la belle Versuni, la plus douce des parcelles tombée par lui, l'être au nez brisé. Lui, qui maintenant est prisonnier de l'infini, et elle, transparente, gardienne de la nuit; ils s'aiment ! enfin ! d'un amour soleil, pomme d'ombre et de lumière, qui, chaque jour, chante le matin et le soir meurt, assassiné. Mais qui tuent l'astre revenant ?! Des deux plus grand morceaux de la coquille brisée, sont sortis, elles sont étincelantes, quatre armées des terres et des eaux, des feux et des vents.

Moi, l'armée des airs
Qui siffle dans les cages
Je suis le fil de rage
Où pendent les mères !
Moi, l'armée des flammes
Qui brûle dans vos coeurs
J'arrache le bonheur
Et mange vos âmes !
Moi, l'armée liquide
Qui coule vos vaisseaux
Je vous noie vermisseaux
dans des boues putrides !
Moi, l'armée d'acier
Qui creuse les cavernes
Je jette dans vos cernes
Vos corps émaciés !

Ô trembler, il faut trembler ! Voici venir le fils tueur de père et tueur de mère, mangeur de frère, le rejeton des éléments. Les quatre armées, elles sont étincelantes, l'ont engendré. Il porte en lui la brisure originelle. Des deux plus grands morceaux de la coquille brisée, il s'est fait un corps et une âme qui jamais, diaboliques, ne se regardent. Pour former son corps, ils mélangèrent l'acier des cavernes aux fanges des vers. Pour gonfler son âme, ils soufflèrent ensemble les flammes de la haine et les vents de la fureur.  Il est la lutte constante des quatre armées du globe. Il est monstre de discorde, bête de l'immonde. Chaque région de son être renferme, il est putride, le fiel des vessies et l'immondice intestin. Tout y est panse, feuillet et caillette.  Tout est mâché, ruiné et rejeté. Ses bouches, gouffres affreux, engloutissent ruisseaux et mers, et vomissent fleuves et océans. Son être coagule, comme le sang à l'air frais. Mille vers le rongent, petits léviathans, et rejettent, repas de demain, leur repas de la veille.  Sa masse n'est pas dense, il ne connaît pas le plein. Cavernes et cratères sont les yeux de cet être, et dans ces immenses gouffres, et dans d'immenses vasques, on voit ronfler, terribles sont ces soeurs, poisons et venins.

Tout en lui poursuit la guerre des quatres armées qui furent ses mères. Par l'armée des terres et l'armée des eaux, elles sont mercure et alcool, lui, l'être perfide, est pâte dur et pâte molle. Par l'armée des flammes et l'armée des vents, elles sont furieuses, résident les béances et les pestilences.  Il mêle au lait de sa chair, le sang des chenilles, et, prince de présure, les mâchent en bouillie. Son souffle tiède, son souffle fétide, pend en long filet sa salive humide.  Il est l'horrible et l'insondable, l'ombre infinie du pays des contraires. Ce qui est oui y devient non, au dur succède le mou, on y confond le blanc et l'écarlate, et le coeur avec la rate.

Cet être, c'est le Galactre, l'infâme fromage des temps anciens et des temps futurs.  Ses fils seront pendus, et ses fils chanteront. En longues viscères tordues, on les verra sourire sur les étals des marchands. Il est l'ulcère de tous les ulcères. Il est tueur de père et tueur de mère. Il broie dans sa caséité les amours soleils et les divinités.  Il tue chaque jour la pomme de lumière, et y insère toujours plus gros, le ver de l'ombre. Ô comme je vois maintenant briller, en lettres de fourmes, le nom du galactre, le nom de ce fourbe, le monstre de lait et la bête de sang. Il hurle maintenant, il faut l'entendre, c'est le Tyron !

Scons Dut

NDLR: Le Galactre est un monstre   de la mythologie du pays des Gnolins. Il est généralement représenté sous forme de gruyère, bien que le gruyère ne soit pas à l'origine   un fromage de cette région. La légende veut qu'à chaque fois qu'un   de ses trous est comblé, deux autres s'ouvrent.


jeudi 10 avril 2014

L'Inacheval

Et c'est ainsi que S. termina son oeuvre Inacheval. Il était temps pour elle de vendre cette sueur. Mais par où commencer ? Elle appela son amie, Irisa, pour lui demander conseil. À ces suppliques empressées, Irisa décrocha le sourcil, et lui répondit ces mots ailés:

- Et comment ? Déjà ! Ta plume galopante vient à peine de souffler son point final, que tu demandes déjà leurs avis !

Il fallait la comprendre, lui intima S. Et elle lui expliqua les raisons de cette hâte. Elle n'avait plus un sou. Sa poche avait bien su la contenter tant qu'elle était pleine. Mais rien ne se perd et rien ne se crée, la matière première de toute création est la nourriture, et elle-même est produite par l'argent. Celle-ci, parmi toutes ses raisons, était la plus profonde.

- Mais enfin, rétorqua Irisa pour la rassurer, je peux t'aider pour ça. Tu sais bien que l'or vibre dans mes cheveux, et que c'est moi qui dicte aux hérissements de la mer sous le soleil sa variété moirée.

Oui, elle savait, soupira S. Mais elle insista, elle la supplia de la conduire à la Chambre. C'est là en effet que sont jugées ces affaires. Mais la chose n'est pas aisée, car la Chambre se divise en trois sections: la Porte, la Table et le Lit. Chacune d'elles est opérée par un magistrat. Le Portier ouvre la Porte et le Tablier entretient la Table.

- Très bien, céda Irisa, je t'y emmènerai. Rejoins-moi au Coucher du Jour. Je t'emporterai au doux sifflement du Zéphyr à travers les pins noirs. Nous atteindrons la Chambre avant que les Pléïades plongent leurs blanches nuques dans les roses marines.

Mille merci ! éclata S. Elle enfila ses charentaises prises au printemps, agrippa son flottement d'été et débarqua bien trop en avance au bonheur du rendez-vous. Elle eut le temps de ressasser en son coeur les motifs de son action, ainsi que les sentiers battus par son Inacheval, et les mille peines qui avaient assailli son enthousiasme. Elle comptait bien tout leur raconter. Comment, à l'appel d'un geste perdu, elle entama le voyage dont elle ne reviendra jamais. Comment elle perdit l'éclat de ses yeux, la vigueur de ses membres, et tous les autres, compagnons si tendrement aimés! Comment, enfin, au péril de ses plumes, elle but un jour l'eau d'une source noire dont elle oublia le nom. Ah oui ! Décidémment, il fallait vraiment qu'elle leur racontât !

Les Pléïades défirent l'attache de leurs soies, et plongèrent au creux des vagues parfumées. Alors, le Zéphyr frappa de son sabot le marbre éclatant de la Chambre. La Bourrasque s'éleva, et comme la fumée sort du naseau brûlant des chaînes à vapeurs, de même, Irisa s'éfila hors du char, pour y déposer S.

- Salut, Portier ! tonitrua Irisa, un peu hésitante (ce n'était pas son habitude). Veux-tu bien accueillir une amie qui m'est chère ? Elle a beaucoup fait, et veut vous raconter son Inacheval.

Le Portier grinça sa dent de plomb sous la cheville. La tête baissée, dos contre la Porte, il faisait peser ses larges mains sur le levier devant lui. Il grommelait. Ce n'était pas l'heure. Et puis, il était tard. On ne pouvait pas déranger la Chambre comme ça. Il était fatigué. Ses épaules sont lasses. Les années, tous les jours, lui roulent sur le dos.

- Suffit, Portier ! décapa Irisa, plus sûre. Ne viens pas froncer devant nous les plis de ton marbre ! La tonne que tu emploies doit céder. Elle ne peut être aussi grave que ce que j'apporte ici: un ventre affamé !

Oui, gargouilla S. Elle ne s'était nourri jusqu'ici que des vapeurs d'encres de seiches, et d'insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. C'est tout juste ce qu'il fallait en compte de protéines pour soutenir la marche de l'oeuvre. Mais lorsque les ailes gauches des pilotes eurent touché le socle du navire, et que les seiches eurent fui l'épuisette vers leur repaire, c'est-à-dire, lorsque le point final fut accosté, elle sentit monter en elle le contraire de la satiété. Dans un corps qui avait enduré tant de choses déjà. Le Portier comprenait (n'est-ce pas ?) qu'elle n'avait plus le choix. Elle lui raconta les pointes fulgurantes des volcans, et le sifflement des laves sur les peaux. Elle lui expliqua la propagation des ondes amères, et les réverbérations tristes. Et, elle lui dit l'enclume des pierres à mica et leur compression tectonique.

Ceci acheva de convaincre le Portier (deux larmes coulaient sous son oeil). Il actionna le levier. Le cylindre, sur son granit, chut, et le battant s'écarta du chemin. Irisa invita S à s'installer près de la Table.

- Salut, Tablier ! chanta Irisa.
- Salut, Irisa ! sourit le Tablier. Je voyais bien dans mes équerres que tu reviendrais me voir ! J'ai tracé pour toi des bouquets de cercles au compas.
- Oh ! Gentil passereau ! Ne calcule pas mes révolutions; tu sais bien que tes rayons tracent les lignes quand les miens étalent les couleurs.
- Mais tu ne refuseras pas ces gravures ! Vois comme la pointe d'argent, par mille égratignures, a su piquer dans la plaque de cuivre les lignes de tes fines chevilles.
- Oh, charmant Tablier, rit Irisa. Cessons ces badineries. Veux-tu plutôt m'accorder une faveur ?
- Bien sûr ! En toute chose qu'un angle bissèque, ou qu'une gradation mesure, je peux répondre. Tu connais mes balances infaillibles !
- Alors tu ne feras pas mentir la rectitude ton esprit, lorsque je te présenterai les voeux de ma tendre amie.

Salut, Tablier; répéta S. Le Tablier, qui jusqu'alors portait bonne mine, s'étonna. Combien mesurait S ? Sa hauteur, sa taille. Quel profondeur avait S ? Quel était le total des degrés qu'elle avait tournés ? Et le poids de sa peau, le poids de ses os. Et puis, le volume de ses poumons. La quantité de minutes que les souvenirs de S versaient sans cesse. Et l'épaisseur de son ombre.

Elle répondit à toutes ses questions. Et après que les dimensions de son être furent énumérées, elle rapporta son Inacheval. Et elle répéta ce qu'elle dit au Portier. Elle le répéta plusieurs fois; pour l'enregistrement. Et la pointe d'argent creusa dans les plaques de cuivre les lits des fleuves de feu volcanique, les séquences mélodiques de l'éclatement des roches, et le chiffre barométrique de la force tellurique. Elle raconta aussi ce qu'elle n'avait pas dit au Portier. Elle dit les visages sur les plages. Le nombre de faces levés vers l'azur du ciel quand la mer drossait le long des dunes jaunes, d'autres dunes venues d'ailleurs. Elle décrit l'odeur des crèmes sur les peaux brûlées, et la poussière dans les rues du vieux port. Et l'huile des moteurs, et l'huile des explosions, et aussi le camphre dans les voiles de safran.

Toutes ces choses pesaient sur les plaques de cuivre. Et la circonférence du coeur du Tablier enfla. Il frotta ses gravures à l'eau vive, et les déposa dans leurs fourreau chamelé. Bien ! dit sa bouche, tandis qu'il restait silencieux. D'après les trajectoires des orbes, et bon gré le solde des colonnes de la Table, il approuva S. Il ajouta cependant:

- Chère Irisa, quels sont ces mots perceurs des coques des amandes ? ce que tu me portes là est plus que je ne peux supporter. J'ai bien compté le creux de ce ventre affamé, et je ne vois aucune raison de ne pas la conduire au Lit. Tu sais bien pourant, Irisa, que tu ne pourras pas l'accompagner. Aucune lumière ne peut pénétrer l'enclos des brumes. S peut partir. Assurée. Son rapport a été enregistré.
- Oh je sais bien, tendre ami. Je te remercie, et te promets, en échange de ce service, de jeter dans le ciel des boucles de mes cheveux; les meilleures, celles qui forment un huit. Car il faut déjà que je reparte.

S s'étonna.

- Ne t'inquiète pas, répondit aussitôt Irisa, tu n'as plus besoin de moi.

Et elle s'échappa comme le vent sous une aile.

Le Tablier se rassit sur sa chaise de bois. Et par un angle calculé, en une même posture, il salua la lumière, et indiqua le Lit.

S passa derrière le voile. Elle se tenait près du Lit. Elle ne reconnut pas tout de suite celui qui l'occupait. Il était allongé, inflexible. Ajusté, comme Procuste. Lourd aussi. Lorsqu'il l'aperçut, et pour lui libérer un espace à sa mesure, il se déplaça. Comme peut se déplacer une caravane de planètes alignées. Elle s'allongea dans l'interstice, et tout en fixant les nues au-dessus du Lit, elle souffla.

- Salut, Temps ... Je n'ai pas encore parlé jusqu'ici ... sauf pour rapporter mon Inacheval. Irisa m'a mené jusqu'à toi. J'ai sous le bras les plaques de cuivres où sont gravées mes empreintes. Je suis un peu fatiguée, tu comprends. J'ai traversé tant d'épreuves. À la suite d'un geste manqué, j'ai perdu l'éclat de mes yeux, la vigueur de mes membres, et tous les autres, mes compagnons si tendrement aimés. J'ai bu l'eau noire d'une source. Et j'ai oublié son nom. J'ai goûté les vapeurs d'encres de seiches. J'ai cueilli les insinuations que lâchent les oiseaux en plein vol. J'ai vu les fulgurances des volcans, et j'ai entendu la plainte des laves sur les peaux. J'ai visité le foyer des ondes amères, et j'ai vibré sous leurs réverbérations tristes. J'ai soutenu l'enclume des pierres sous les plaques. J'ai aimé des visages sur les plages. J'ai rempli mes poumons de leurs regards vers le ciel. J'ai reçu les dunes que la mer apportait. J'ai appliqué les crèmes sur les peaux brûlées. J'ai marché les rues du vieux port. J'ai frotté les barbes de poussière. J'ai oint les moteurs et les explosions des huiles d'un vieux palmier. Et j'ai soufflé le camphre de Barus dans les voiles de safran.

Dis moi, ô Temps, n'ai-je pas assez vécu ?! La cause de ma venue, c'est ce ventre affamé. Tu sais bien qu'il faut de l'argent pour produire la nourriture. Mais ce ventre a déjà tout goûté, et réclame un métal plus précieux ! Plus précieux que l'argent, plus précieux que l'or, que toutes les cathédrales que la terre roule en son sein. Tu es le seul, m'a-t-on dit, à pouvoir m'aider.
Voudras-tu rassembler ce qu'il convient pour me donner ta réponse ?

En attendant, laisse-moi, je te prie, profiter quelque peu de ce lit. Il y a bien longtemps déjà que mes yeux ne se sont pas fermés. Je veux scruter l'ombre de mes paupières. Pour déloger la poussière jaune à la source de mes larmes ...

Étrange sensation.

Je ne vois plus la teinte orangée, ni les pétioles de veines bleues. Le grain d'or a disparu. La source noire s'est tarie.

Je n'ai plus faim.
Scons Dut