samedi 21 juin 2014

Récréation

Voici chère lectrice, cher lecteur, un petit problème mathématique relativement amusant, que je me suis posé dans des circonstances dont je préfère taire l'origine. Simple mesure de sécurité.

Le problème.

Le problème donc. Prenez un disque de couleur blanche. Un adversaire noircit un certain nombre, disons m, de parts (comme des parts de pizza) à la surface de ce disque. Ce dernier n'a qu'une seule contrainte: la surface totale des parts noircies doit être strictement inférieure à la moitié de la surface totale. La question est:

Peut-on, quelque soit la disposition des parts noircies, tracer un diamètre du disque qui ne coupe pas les parties noircies ?


Fig. 1 - m = 3 parts noircies.
Intéressant, n'est-ce pas ? On s'amuse comme on peut.

Réponse.

Il s'avère que la réponse est oui. Et la preuve n'est pas si compliquée. L'intuition est la suivante. Mettons qu'on ne puisse pas tracer de diamètre sans couper une partie noire. Cela signifie qu'à chaque fois que je trace un rayon dans une partie blanche, le rayon opposé (avec lequel le premier forme un diamètre) coupe une partie noire. Maintenant, quand le premier rayon balaie une surface blanche, le rayon opposé balaie une surface noire exactement de la même taille. Mais comme la surface totale blanche est plus grande que la moitié de la surface totale, cela impliquerait que la surface totale noire est également plus grande que la moitié de la surface totale. Ceci contredit l'hypothèse de l'énoncé. QED.

Maintenant, répétons ces choses plus formellement. Mettons que le circonférence du disque soit de longueur 1. On oriente cette circonférence, disons dans l'ordre inverse des aiguilles d'une montre, et on fixe une origine, sur cette circonférence, qui ne tombe pas dans une partie noircie. Noircir une part revient à choisir une position de départ et une position d'arrivée le long de la circonférence, c'est-à-dire deux nombres $a < b$ dans l'intervalle $[0,1)$. Alors, choisir m parts dont la surface est inférieure à la surface totale du disque revient à choisir des nombres
\[ \begin{align} 0 \leq a_1 < b_1 < &\dots < a_m < b_m < 1 \\ \sum_i b_i - a_i &< \frac{1}{2} \end{align} \]
L'intervalle $[a_i,b_i]$ représente la $i$-ème part noircie. L'aire de cette part est (à un facteur près) mesurée par $\mu([a_i,b_i]) = b_i - a_i$; je note $\mu$ la mesure des longueurs (mesure de Lebesgue blabla). Chercher un diamètre qui ne coupe pas les parts noircies revient à trouver un nombre $x \in [0,1)$ tel que $x$ et $x + 1/2$ ne tombent pas dans un des intervalles $[a_i,b_i]$. Posons $U$ la réunion de tous les intervalles $[a_i,b_i]$, et $V$ son complémentaire dans $[0,1)$. On a par hypothèse
\[ \begin{equation} \mu(U) = 1 - \mu(V) < \frac{1}{2} \end{equation} \]
Notre objectif est donc de trouver un nombre $x$ tel que $x$ et $x + 1/2$ appartiennent à $V$. Noter que dans ce cas, $x$ est forcément dans l'intervalle $[0,1/2)$, sinon $x + 1/2$ sortirait de l'intervalle $[0,1)$. Par ailleurs, il est équivalent de chercher un $y$ tel que $y$ et $y - 1/2$ appartiennent à $V$. Dans ce cas, $y$ est dans l'intervalle $[1/2,1)$.

On va raisonner par l'absurde, et supposer qu'on n'arrive pas à trouver de tels nombres. Cela signifie que, quelque soit $x \in V \cap [0,1/2)$, le nombre $x + 1/2$ n'appartient pas à $V$, et donc appartient à $U$. De même, quelque soit $y \in V \cap [1/2,1)$, le nombre $y - 1/2$ n'appartient pas à $V$, donc appartient à $U$. On peut réécrire ces choses de manière plus condensée
\[ \begin{align} V \cap [0,1/2) + \frac{1}{2} &\subseteq U \\ V \cap [1/2,1) - \frac{1}{2} &\subseteq U \end{align} \]
On remarquera que ces deux ensembles contenues dans $U$ sont disjoints. En effet, leur intersection est dans l'intersection de $[0,1/2)$ et $[1/2,1)$, qui est vide. On en déduit que
\[ \begin{align} \mu(U) &\geq \mu\left(V \cap [0,1/2) + \frac{1}{2}\right) + \mu\left(V \cap [1/2,1) - \frac{1}{2}\right) \\ &\geq \mu(V \cap [0,1/2)) + \mu(V \cap [1/2,1)) \\ &\geq \mu(V) \\ &\geq \frac{1}{2} \end{align} \]
Le passage à la deuxième ligne est dû au fait qu'une translation conserve les longueurs. La ligne suivante est du au fait que $V$ est la réunion disjointe de $V \cap [0,1/2)$ et $V \cap [1/2,1)$. Enfin, comme $\mu(V) = 1 - \mu(U)$, on obtient une contradiction avec $\mu(U) < 1/2$. QED.

Ce qui serait vraiment bien.

La preuve précédente est relativement élémentaire, mais elle ne nous donne que l'existence du diamètre cherché, sans jamais le construire effectivement. Il serait intéressant de voir s'il est possible de décrire effectivement l'ensemble des solutions. Il y a un phénomène intéressant, lorsqu'il y a un nombre impaire de parts noircies, que la surface totale des parts noircies recouvre exactement la moitié du disque, que les parts ont toutes la même surface, et qu'elles sont disposées de manière régulière. Le logo nucléaire décrit exactement ce cas avec $m = 3$. Il n'y a alors qu'un nombre fini de possibilités pour les diamètres. C'est amusant, n'est-ce pas ?

Fig. 2 - So funny.


S. D.

vendredi 20 juin 2014

Les Pages Ratées : Baudelaire

L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Baudelaire, Les Fleurs du mal

Il faut n'y connaitre rien, ou très peu, à l'ornithologie, ou l'art des marins, pour soutenir ce qui est proposé ici. Qu'on ait cru bon de maltraiter ainsi ce pauvre animal, l'albatros, c'est une chose difficile à comprendre. Du moins, faut-il peut-être croire que l'auteur de ces lignes fasse preuve d'une cruauté toute spéciale, et d'une mauvaise foi sans borne, pour voir en ce sympathique animal l'objet de tant de mensonges ? Regardez plutôt:


Le bon sens indique sans aucun doute possible que le portrait dressé plus haut est une somme de niaiseries ! Non, l'albatros, sur terre, n'est ni gauche, ni veule. Il ne laisse pas trainer ses ailes comme des avirons. Il les range, avec beaucoup de soin, et de minutie, dans ses fourreaux prévus à cet effet. Il n'agace pas son bec avec un brûle-gueule, et ne moque pas les infirmes. Bien au contraire, il est plein d'attention, prévenant, toujours prêt à donner un coup d'aile partout où il peut se rendre utile. Et ce, malgré son grand âge !

Oh, et puis, qu'on ne croit pas me tromper en m'opposant qu'il est prince, mais seulement dans les airs. Et quoi ! Ôtera-t-on ainsi à la vue des honnêtes hommes l'image réelle de notre vieil ami ? Faut-il équarrir des nuages en planches pour une scène où se jouera l'interprétation ailée d'un énième Roi-Lyre ? Non. Ce ne sont que subterfuges, tromperies, illusions, et balivernes. C'est ne pas vouloir voir la vieillesse pendre au bec de ce tendre ami. Soyons raisonnables. Il a beaucoup servi, et beaucoup aidé. Il aidera encore tous ceux qui l'appeleront. 

Je crois cependant comprendre la détresse de l'auteur de ces lignes. Ce n'est finalement que l'expression d'un regret. Il aurait aimé sans doute passer plus de temps avec son ami. Il refuse maintenant, et se vêt d'un manteau de sottises pour éviter l'affront.

Voir deux béquilles sous ses ailes l'empêcher de marcher.
Scons Dut

PS: "Vous aurez compris, n'est-ce pas, que l'on s'adresse à moi." S.D.

dimanche 15 juin 2014

Collier de perles

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Je me rappelle encore la triste circonstance où la première me fut donnée. C'était une grande maison de bois, remplie d'une foule silencieuse, que balayait l'embrun salé d'un ciel morne et gris. Un oncle - qui était-ce ? - reposait.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Une autre fois encore, c'était un jardin aux coqs rouges, planté de manguiers en fleurs.  Une foule pareille, mais à l'allure plus familière, comprimait en son flux les soupirs des oiseaux. Un ciel pur siégeait sur  un front de marbre.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Je n'ai pas vu, pour la suivante, les visages que cachaient deux océans et le monde nouveau. Mais je répondais à la note continue d'une voix éteinte. Les airs en lambeaux flottaient sur des épaules. Et l'écran de l'exil marquait son épaisseur.

J'ai à ma nuque, un collier de perles noires
Qui chaque année, s'allonge, s'allonge ...

Ce sont des pendules qu'alourdissent des faux. Dis-moi, que veux-tu, vieille Huître ? crois-tu rétablir une juste mesure par ces accrétions ? J'ai à ma nuque, le collier de tes perles noires, que chaque année, tu moissonnes, tu moissonnes: elles pèsent à ma poitrine leur rotondité de planète. Soit ! Alors, je tirerai vers ta gorge les lames arrachantes de ta coquille ! Et je pèserai sur ta nuque la masse noire de mon âme !

Corrosive Scons Dut

samedi 14 juin 2014

Naissance

Je suis venue au monde comme une boule de pâte. Sans yeux, sans oreilles, sans bouche, sans peau.

Alors je pousserai deux yeux, deux oreilles, une bouche et une peau. Et je pousserai encore des yeux, et des oreilles, et des bouches et de la peau. Un régiment de dent dans les plis des auricules. Et des plaques de papilles, des forêts de cils, aux lacs de cornée. J'accrocherai à mes omoplates mille et une membranes, ailes d'où scintilleront, au fond du noir, les regards vifs de chauve-souris étonnées. Je pousserai encore tous les sens manquants, pour compléter mon état.

Comme les vastes cercles que tracent les aigles de l'azur, je concentrerai dans mon rayon constant, l'amplitude de la grande bille bleue. Je percerai son sein pour que s'écoule, à la surface de ma perception, les résonnances profondes des oiseaux hypochtones. Ces anges de silices, aux flèches d'une cathédrale engloutie, souffleront, dans leurs syringes nickelés, le chant du réveil. Et des peuples magmoïdes s'élèveront. Et ils pousseront des îles au vaste bleu.

Et j'absorberai, d'une manière complète, cette beauté naissante, par l'agrandissement final de mon être: à devenir Béance


S. D.

Ma lectrice, ou mon lecteur, me pardonnera, je l'espère, l'omission du point final. Je n'ai pas osé clore le bec au Chaos.