vendredi 22 août 2014

La plaie autour du couteau

Toute personne qui, à un moment ou à un autre de sa vie, désire connaître ce que furent les grandes oeuvres la Grèce ancienne se heurte très rapidement à un grand désespoir. Car cette personne sait l'étendue de ce qui fut, et constate, non sans amertume, la ténuité de ce qui reste. Mentionnons, très rapidement, quelques chiffres. Eschyle fut l'auteur, dit-on, de quatre-vingt dix tragédies et vingt drames satyriques. Aujourd'hui, il ne reste qu'une petite dizaine de ses oeuvres. De même, Sophocle écrivit plus de cent-vingt pièces, desquelles nous ne lisons qu'une dizaine. D'Aristote, il nous reste une trentaine d'oeuvres, soit presque la moitié de ce qu'il écrivit. Et que dire de Sappho, grande poétesse considérée comme l'égale d'Homère, dont il ne reste que des fragments, ou d'Héraclite, Parménide, etc. et que sais-je encore ?

Certes, il est une étape essentielle dans la formation d'un helléniste, qui consiste à accepter ces faits, et à tirer son contentement des miettes (quelles miettes!) qui nous sont parvenues. Je voudrais cependant m'adresser à ceux, grands et petits, qui gardent au fond de leur coeur une ombre d'espoir quant à la possible découverte de manuscrits perdus. Je sais, en effet, de source sûre, que ces manuscrits ont été préservés, et d'une manière tout à fait exceptionnelle, au fond d'un puit creusé dans la pierre, à l'abri de la lumière. Puit malheureusement réduit en la plus fine poussière dans la nuit du 23 août au hasard d'une querelle entre voisins qui finit par une joyeuse fête de plasticage.

S. D.

mercredi 20 août 2014

Harangue

Chère lectrice, cher lecteur,

Aujourd'hui n'est pas tout à fait commun aux autres jours qui jalonnent et jalonneront mon existence. Car, aujourd'hui, je prends un risque. Ma lâcheté, cependant, m'impose de ne point revêtir la même voix qu'à votre habitude. Aussi, emprunterai-je le titre pleutre et grossier d'une ancienne mâle rencontre, Tyron. Il va de soi que le lui rendrai en temps, et en heure. Car, on suffoque sous la face hirsute d'un ours assassiné à l'instant.
S. D.

Harangue

(Tyron) Je ne mettrai pas de majuscule à nature. N'a-t-elle pas déjà assez de prestige ? Et pour quels faits, pour quels gestes, le lui accorde-t-on ? Aucun ! Voyez simplement qu'elle autorise, sauvage, la monstruosité ! Êtes-vous trop abatardis pour ne pas vous étonner de ce que cet arbre-ci, au milieu de ce verger gorgé d'oranges et de parfums du soleil, se voit recevoir, pour unique lot, l'infécondité incurable ? C'est la nature qui la première donnât à ce monstre sa possibilité d'être.

Ô, comme je pleure sous ton feuillage, arbre idiot. Comme je tremble lorsque je vois tes racines puiser à mes larmes une amertume plus douce que ta sève.

Indifférente nature, oublieuse nature. D'une paupière à peine ouverte, tu meus les choses, et tu graves dans l'éternité le malheur de cet arbre. Oui ! Dans l'éternité ! Cet arbre infécond, lorsqu'aura tourné le ciel de sa vie, plus rien ne chantera à son ombre. Et cette ombre, aussi légère qu'elle puisse être, sera la marque éternelle de ton insouciance. Puisque ce monstre eût pu ne jamais voir le jour, tandis que, désormais, et pour l'éternité, cette ombre ne peut plus ne pas avoir été l'ombre d'un monstre. 

Ah, nature, comme je te corrigerai bien ! Comme j'ordonnerai à tes paupières l'ouverture maximale, comme les pêcheurs aux huîtres du fond des mers ! Comme je plierai les muscles de ta nuque pour que s'éclaircisse devant ta face nouvelle l'opaque flot de l'abysse, où sédimentent en couches incestueuses les miasmes coulés de ta lèvre dormante ! Vois bon sang ! Comme tu fais le mal là où je veux le bien !

(Nature) Ta gueule, Tyron. J'ai les yeux bien ouverts. Je ne fais pas de monstre. Alors, Tyron, ferme bien ta grosse gueule pleine de dents !

***

Étrange chose. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle intervint. Gloire lui soit rendue. Pour ma part, j'ai jeté le cadavre de l'ours aux cuves d'un centre de traitement des eaux usées.
S. D.

dimanche 17 août 2014

Étape préliminaire en vue de sauver ma vie


Il m'est né une angoisse que partage, je crois, nombre de nos contemporains. Celle-ci pourrait se formuler de la façon suivante: que faire pour sauver ma vie ? Il est de bon ton d'aborder une question si vaste par division en tâches plus élémentaires. Aussi ai-je pressé une foule d'oiseaux contre cette question: quel poète faut-il, selon vous, avoir lu pour ne pas rater sa vie ? Ceux-ci lachèrent ces noms ailés:
  • Jacques Roubaud (la Vieillesse d'Alexandre)
  • Char
  • Baudelaire
  • Rimbaud
  • Shehade
  • Dickinson
  • Yeats
  • Saint-John Perse
  • Péguy
  • Du Bellay
  • Nerval
  • Rilke
  • Coleridge
  • Michaux
  • Théophile de Viau
  • Lautréamont
  • Ponge
  • Laforgue
  • Cummings
  • Garcia Lorca
  • Tsvetaeva
  • Mandelstam
  • Corbière
  • Ginsberg
  • Bonnefoy
  • Apollinaire
  • T.S. Eliot
  • Mallarmé
  • Breton
  • Valéry
  • Sophocle
  • Villon
  • Ronsard
  • Saint-Amant
  • Aubigné
  • Hugo
  • Musset
  • Claudel
  • Cendrars
  • Queneau
  • Pindare
  • Jean de la Croix
  • Hafez
  • Saadi
  • Goethe
  • Hölderlin
  • Celan
  • Akhmatova
  • Camoes
  • Sayat Nova
  • Poe
  • Dante
  • Pétrarque
  • Le Tasse
  • Leopardi 
  • d'Annunzio
  • Ungaretti
  • Lorenzo di Medici
  • Saba
  • Luzi
  • Heine
  • Labé
  • Donne
  • Ovide
  • Darwich
  • Sassoon
  • Keats
  • Angelou
  • Wordsworth
  • Hésiode
  • Alcée
  • Tyrtée
  • Apollonios de Rhodes
  • Virgile
  • Ovide
  • Horace
  • Catulle
  • Lucrèce
  • Lucain
  • Claudien
  • Stace
  • Abou Nuwass
  • Al Mutanabi
  • Adonis
  • Ibn Zeydoun
  • Wallada
  • Abu Firas
  • Roumi
  • Omar Khayyam
  • Georg Trackl
  • Octavio Paz
  • Eugenio Montale
  • Andrea Zanzotto
  • Senghor
  • Césaire
  • Damas
Devant mesure garder, et craignant de vous induire, chère lectrice, cher lecteur, en erreur, je rangerai mes initiales loin de ce blanc délire, à l'ombre,
ici: S.D.

vendredi 8 août 2014

Aristote - Les Catégories (7)

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 7. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

7. Relation

    (a) Première définition

Aristote commence par donner une définition très (trop) simple d'un relatif. Un relatif est simplement une chose qui se rapporte à autre chose qu'elle même. D'une manière assez naïve, le lien entre un relatif et la chose à laquelle il se rapporte est analogue à celui qui unit, en grammaire, un nom à un complément de nom.

Ainsi, ce qui est grand est toujours grand relativement à quelque chose, ou encore le double est toujours le double de quelque chose. Comme autres exemples, le philosophe cite, la possession ou habitude (hexis, ἕξις), disposition (diathesis, διάθεσις), sensation (aisthèsis, αἴσθησις), science (epistèmè, ἐπιστήμη), semblable (homoion, ὅμοιον).

    (b) Propriété des contraires

Certains couples de relatifs forment des contraires. Par exemple, la science ou le savoir (epistèmè, ἐπιστήμη) est le contraire de l'ignorance (agnoia, ἀγνοία). La vertu (aretè, ἀρετή) est le contraire du vice (kakia, κακία).

[Je précise rapidement qu'ici vertu est entendu au sens de ce qui dans une chose en constitue la perfection ou encore la fin (la vertu de l'oeil est de bien voir); ainsi la vertu est un relatif.]

Cependant, tous les relatifs n'ont pas forcément de contraires. Aristote cite alors le double, et le triple comme exemple de relatifs n'ayant pas de contraires. Je dois avouer que je n'ai pas tout de suite compris ces exemples: ne peut-on pas dire que le double est le contraire de la moitié ? Il faut pour cela se rappeler de la façon dont Aristote conçoit la notion de contraire. Comme je le remarquais dans un autre billet, dans un couple de contraires, comme noir et blanc, un des termes n'est pas à proprement parler la négation de l'autre. Le noir n'est pas à proprement parler le non-blanc. Seulement, ils sont deux termes maximalement éloignés dans un même genre, la couleur pour notre exemple. Le double, le triple, etc. ont pour genre celui des nombres. Il me semble que dans le genre des nombres, il ne peut y avoir des contraires. Ainsi, le double, le triple, etc. n'ont pas de contraires; puisque ce sont des nombres.

    (c) Application partielle du plus et du moins

Aristote soutient que certains relatifs paraissent susceptibles de plus et de moins, et cite l'exemple des couples égal (ison, ἴσον) / inégal (anison, ἀνίσον), et semblable (homoion, ὅμοιον) / dissemblable (anomoion, ἀμόμοιον). Il me semble qu'il faut prendre ces exemples dans un sens approximatifs, car, au sens strict, une chose ne peut pas être plus égale ou semblable qu'une autre à un troisième terme. En l'occurrence, le relatif grand constitue peut-être un meilleur exemple: une chose peut-être plus ou moins grande qu'une autre relativement à une même chose. Quoiqu'il en soit, Aristote ajoute que le plus et le moins ne s'appliquent pas à certains relatifs, comme par exemple, le double. Une chose n'est pas plus le double d'une chose qu'une autre.

    (d) Réciprocité des relatifs

Aristote remarque que, si un relatif renvoie à telle autre chose, alors cette chose est également un relatif qui renvoie au premier. Il y a réciprocité entre ces relatifs. L'image qui me vient à l'esprit est que deux relatifs se renvoyant mutuellement l'un à l'autre sont comme les deux extrémités d'un même fil. Par exemple, l'esclave est l'esclave du maître, et réciproquement, le maître est le maître de l'esclave. De même, le double est le double de la moitié, et réciproquement, la moitié est la moitié du double, etc.

Aristote ajoute que, dans certains cas, la formulation du réciproque d'un relatif n'est pas toujours adéquate. Par exemple, on dit que l'aile est l'aile d'un oiseau, mais on ne peut pas dire que l'oiseau soit l'oiseau d'une aile. En fait, oiseau n'est pas le réciproque de l'aile; le réciproque de l'aile est l'ailé. Ainsi, l'aile est l'aile d'un ailé, et l'ailé est ailé d'une aile (ou ailé par une aile).

Dans d'autres cas encore, il n'y a même pas de mot pour désigner le réciproque, et il faut alors l'inventer. Par exemple, on dit que le gouvernail est le gouvernail d'un bateau, mais bateau ne peut pas être le réciproque d'un gouvernail puisqu'il existe des bateaux sans gouvernail. Le réciproque de gouvernail serait la ``chose-gouvernaillisée'', celle-ci étant ``gouvernaillisée'' par un gouvernail.

Aristote note qu'il ne suffit pas qu'un terme renvoie vaguement à un autre terme pour qu'on puisse effectivement les qualifier de relatifs réciproques. En effet, la réciprocité est préservée tant que le rapport formulé ne relève pas d'un accident (sumbebèkos, συμβεβήκος). Aristote donne l'exemple de quelqu'un qui affirmerait que l'esclave est l'esclave d'un homme, ou que l'esclave d'un animal bipède. D'une certaine façon, ces expressions sont correctes puisque le maître est (souvent) effectivement un homme, et un animal bipède (le maître est un membre de ces genres). Mais,  le fait qu'il soit un homme, ou un animal bipède, n'est pas intrinsèque au fait qu'il soit un maître. Pour soutenir Aristote sur ce point, je dirais qu'on pourrait bien imaginer une race extra-terrestre tripède qui aurait réduit l'humanité en esclavage. On comprend alors que homme, animal bipède, sont comme des accidents liés à maître. Dans ce cas, il n'y a pas de réciprocité entre esclave et homme, ou animal bipède.

Autrement dit, pour restaurer la réciprocité entre les relatifs, ceux-ci doivent être dépouillés de leurs accidents. L'esclave est l'esclave du maître auquel on retire tout ce qui ne participe pas au fait qu'il soit maître, comme d'être un homme, un animal, un savant, etc. et dans, maître et esclave sont bien des relatifs réciproques. Aristote ajoute que ce dépouillement ne constitue pas une sorte de ``méthode'' garantissant la légitime réciprocité des relatifs considérés. Par exemple, pour un homme, être un maître est un accident (puisqu'il y a des hommes qui ne sont pas maîtres). Si on applique naïvement la règle ci-dessus, on pourrait rapporter esclave à homme, en dépouillant homme de sa qualité de maître; mais alors, on voit bien que cette relation est incorrect: il ne saurait y avoir d'esclave sans maître.

En résumé, il faut appliquer le relatif à la chose qui peut légitimement le recevoir. Si un nom existe pour cette chose, très bien, mais sinon, il faut l'inventer. En tout cas, cette chose est un relatif réciproque au premier.

    (e) Coexistence des relatifs

Pour Aristote, deux relatifs semblent pouvoir exister simultanément. Plus précisément, dans certains cas, l'existence d'un relatif implique l'existence du relatif réciproque. Par exemple, double et moitié, maître et esclave, etc. forment de tels couples de relatifs. Il ne saurait y avoir de double sans que son réciproque ne soit la moitié, et vice-versa.

Cependant, dans d'autres cas, l'existence d'un relatif n'implique pas forcément l'existence de son réciproque. Ainsi, la chose sue paraît antérieure au savoir (la science) qu'on peut s'en former. Aristote affirme que si la chose sue disparaît, alors la science qu'on en a disparaît également. Mais, la chose à savoir peut bien exister sans la science. Par exemple, prenons l'équation $x^2 - x - 1 = 0$. Celle-ci admet bien une solution, bien qu'elle ne soit pas encore connue de celui qui découvre l'équation.

[J'évite volontairement l'exemple cité par Aristote, la quadrature du cercle. Au temps d'Aristote, on ne savait pas encore que ce problème est insoluble; chose qui fut montrée au XIXème siècle, précisément par la preuve de la transcendance de $\pi$.]

Aristote ajoute un second exemple: il se pourrait bien que l'humanité toute entière disparaisse, et avec elle, son savoir, sans pour autant que les choses susceptibles d'être sues disparaissent aussi.
Aristote renchérit en évoquant le couple chose sensible et sensation, où, pour des raisons similaires, la chose sensible semble bien précéder la sensation.

    (f) Redéfinition pour exclure les substances des relatifs

Pour Aristote, dire qu'une chose est un relatif parce qu'elle renvoie à autre chose qu'elle-même, cette dernière lui étant réciproque, constitue une définition trop large. En effet, cette définition comprend certaines substances. Par exemple, la tête, ou la main, sont la tête, ou la main, de quelqu'un, et donc, en suivant la première définition, sont des relatifs. Mais, selon Aristote, cette application n'est pas correcte, car la tête de quelqu'un n'est pas vraiment un relatif dont le réciproque serait le quelqu'un, mais la tête est la propriété (ktèma, κτῆμα) du quelqu'un.

Aristote propose alors de préciser la définition originale afin d'exclure les substances des relatifs. Il énonce alors qu'un relatif est une chose dont l'existence se confond avec la relation qu'elle entretient avec son réciproque. Autrement dit, la connaissance parfaite d'un relatif implique la connaissance parfaite du relatif réciproque, et vice-versa. Par exemple, le double ne peut être connu sans connaître la moitié dont il est le double, et réciproquement. Ainsi, double et moitié sont bien des relatifs réciproques selon cette nouvelle définition.

Par contre, on peut connaître très parfaitement la main ou la tête, sans qu'on sache tout aussi précisément à qui appartient la main ou la tête. Ainsi, la main et l'homme, ou la tête et l'homme, ne forment pas des couples de relatifs. Cette correction permet à Aristote d'exclure les substances des relatifs.

    (g) Quelques remarques

Je voudrais préciser encore un peu, du moins, autant que possible, la position d'Aristote, car j'ai trouvé surprenante cette volonté d'Aristote d'exclure les substances des relatifs. Après tout, pourquoi vouloir les exclure ? Il me semble que cela dénote la centralité de la notion de substance chez Aristote. Je dirais que ses remarques à propos des relatifs tracent d'une certaine manière un portrait (partiel) en négatif de la substance.

Aristote remarque d'abord qu'une substance première n'est pas un relatif au sens de la première définition, a fortiori au sens de la définition plus restreinte donnée ci-dessus. Car une substance première, me semble-t-il, est une chose prise dans sa singularité absolue, un τόδε τι,  et ne renvoie par conséquent à rien d'autre en dehors d'elle. Il me semble même que cela est lié au fait qu'une substance première ne peut être dans un sujet (mode en' hupokeimenôi, ἐν ὑποκειμένῳ); une substance première ne doit pas son existence à autre chose qu'elle-même. C'est, je crois, ce caractère autosuffisant de la substance première qui l'empêche d'être un relatif. Or, nous avons déjà vu (cf. Chap. 5 b), qu'une substance seconde ne pouvait être attribuée selon le mode en hupokeimenôi à quoi que ce soit. En effet, rapidement, si une substance seconde voyait son existence toute contenue en autre chose qu'elle-même, sans pour autant être une partie de cette dernière, alors les substances premières correspondant à cette substance seconde verraient également leur existence tout entière contenue dans autre chose qu'elles-mêmes. Dit encore autrement, l'existence de la substance seconde repose entièrement sur celle des substances premières qui lui correspondent, et, par conséquent, possède une relative autosuffisance. Ainsi, les substances secondes ne ``doivent'' pas être des relatifs.

C'est, je crois, ce qui explique l'ordre d'exposition de ce chapitre consacré aux relatifs. Notez bien, chère lectrice, cher lecteur, que je ne suis pas aussi assurée qu'il n'y parait. Et ce, d'autant plus qu'Aristote lui-même semble reconnaître la difficulté qu'il y a affirmer quoique ce soit en ces matières sans y avoir regardé à maintes reprises. Peut-être est-ce un doute réel, peut-être n'est-ce que fausse modestie. En tout cas, ceci clôt le chapitre sur les relatifs.

S. D.

mardi 5 août 2014

Aristote - Les Catégories (6)


Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 6. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

6. Quantité

    (a) Quantités proprement dites


Aristote soutient que les quantités proprement dites se répartissent de la manière suivante:
  • quantité discrète : le nombre (arithmos, ἀριθμος), la parole (logos, λόγος).
  • quantité continue : 
    • rapport mutuel de position : le point (stigmè, στιγμή), la ligne (grammè, γραμμή), la surface (epiphaneia, ἐπιφάνεια). 
    • pas de tel rapport : le temps (chronos, χρονός) et l'espace (topos, τόπoς).

Regardons cette classification plus en détail. D'abord, Aristote distingue deux types de quantités: discrète ou divisible (diôrismenon, διωρισμένον) d'une part, et continue ou "d'un seul tenant" (suneches, συνεχές) d'autre part. Il me semble que cette distinction est analogue à la distinction moderne, chez les mathématiciens, ou plus précisément, les topologistes, entre les espaces discrets, constitués de points isolés, et les espaces "continus" dont aucun des points, justement, n'est isolé. Rapidement, un point est isolé lorsqu'il est possible de tracer une frontière qui le sépare complètement du reste, il est l'unique point  derrière cette frontière.

Lorsqu'on prend un sac de billes, il est possible d'isoler un certain nombre de billes, et de les séparer des autres. En cela, ce sac de billes forme une quantité discrète pour Aristote. En effet, le philosophe énonce que les parties (moria, μόρια) d'une quantité discrète sont séparées, qu'elles n'ont aucun point de contact, de terme commun (koinos oros, κοινὸς ὅρος).

Au contraire, lorsqu'une ligne nous est donnée, Aristote nous dit qu'il est possible d'assigner un terme commun où aboutissent ses parties: le point. Autrement dit, si je veux couper ma ligne en deux, je dois d'abord désigner un point de rupture où se rejoignent les deux parties. Le philosophe ajoute qu'il en est de même pour la surface, le corps, le temps et l'espace. Dans tous ces exemples, il y a l'idée que la quantité forme une chose d'un seul tenant, i.e., un objet dont on ne peut séparer les parties sans y découper d'abord un lieu commun où celles-ci se rejoignent.

Ensuite, Aristote opère une seconde distinction parmi les quantités continues. Pour certaines, leurs partie entretiennent un rapport mutuel de position (ek thesin pros allèla, ἐκ θέσιν πρὸς ἀλλήλα). Par exemple, les parties de la lignes (ou de la surface, ou de l'espace, etc.) ont un rapport de position, puisqu'elles occupent des lieux distincts. Pour d'autres quantités, au contraire, les parties n'ont pas un tel rapport. C'est le cas du nombre, du temps. Il me semble qu'Aristote veut dire que leurs parties ne se voient pas assigner des lieux distincts; en tout cas, pas d'une manière évidente. Par exemple, les parties du temps n'étant pas permanentes (hupomenon, ὑπομένον), elles ne sauraient, selon le Stagirite, avoir des positions (theseis, θέσεις).

Il y a bien des choses, autres que les exemples cités au premier paragraphe ci-dessus, qui sont également appelées quantités. Seulement, elles le sont par accident (kata sumbebèkos, κατὰ συμβεβηκός). C'est-à-dire que le fait qu' une telle chose soit une quantité n'est pas une propriété intrinsèque, mais tient au fait qu'elle est en relation avec l'une des quantités proprement dites. Par exemple, Aristote cite le cas d'une action (praxis, πρᾶξις) qu'on dit longue parce que le temps écoulée lors de sa réalisation est grand. Dans ce cas, l'action est "occasionnellement" une quantité, c'est-à-dire, par accident; elle renvoie au temps, qui, lui, est une quantité proprement dite.

    (b) Absence de contraire

Aristote soutient que, comme la substance, la quantité n'a pas de contraire. Il remarque qu'on dit pourtant que beaucoup (to polu, τὸ πολύ) est contraire à peu (to oligon, τὸ ὀλίγον), ou encore grand (to mega, τὸ μέγα) à petit (to mikron, τὸ μικρόν). Mais il précise que ce ne sont pas là des quantités, mais des relatifs, c'est-à-dire, des instances de la catégorie Relation (pros ti, πρὸς τί). En effet, Aristote remarque qu'on dit quelque fois qu'une montagne est petite, ou qu'un noyau est grand. Mais c'est parce qu'implicitement on compare la chose en question à une chose du même genre (homogenos, ὁμογενός): telle montagne est petite relativement à telle montagne, tel noyau est grand relativement à tel noyau. Les deux termes grand et petit se distinguent par rapport à un autre terme, une référence commune. Ainsi comprend-on que grand/petit, nombreux/rares sont des relatifs.

Aristote ajoute que, même si on admettait que grand et petit puissent être des quantités, ces termes ne formeraient pas un couple de contraires pour autant. En effet, supposons que A soit plus grand que B et B plus que C. Il faut admettre alors que B est simultanément petit et grand, puisqu'il est petit relativement à A, et grand relativement à B. Or une chose ne peut recevoir les contraires simultanément, donc petit et grand ne forment pas un couple de contraire. Aristote ajoute également qu'une chose qu'on ne peut pas saisir en soi (kath'auto, καθ' αὑτό), et qui est toujours en rapport avec une autre (pros heteron, πρὸς ἕτερον), ne peut pas avoir de contraire.

C'est relativement à l'espace (topos, τόπος) que la quantité semble (dokei, δοκεῖ) avoir des contraires. Le haut est le contraire du bas, et cet exemple constitue la figure principale des contraires, car deux choses dans un même genre sont contraires lorsqu'elles sont séparées par la plus grande distance possible. On notera au passage ce renseignement sur les contraires: un couple ne peut former un couple de contraires qu'à l'intérieur d'un genre commun, et ils y occupent, d'une certaine façon, des positions ``diamétralement opposés'', comme le haut et le bas.

    (c) La non-applicabilité du plus et du moins

La quantité n'est pas susceptible de plus et de moins. Une chose de 2 coudées n'est ni plus ni moins qu'une autre chose de 2 coudées. De même 3 n'est ni plus ni moins 3 que 5 n'est 5.

    (d) Le propre de la quantité

Finalement, Aristote affirme que le propre de la quantité est qu'elle peut être dite égale (ison, ἴσον) ou inégale (anison, ἄνισον). Le couple égal/inégal ne doit pas être confondu avec le couple semblable (homoios, ὅμοιος) / dissemblable.

Ceci termine le propos sur la catégorie de la quantité.
Scons Dut