vendredi 8 août 2014

Aristote - Les Catégories (7)

Structure de l'ouvrage
  1. Homonymes, synonymes, paronymes
  2. Des différentes expressions
  3. Prédicats, genres et espèces
  4. Catégories
  5. Substance
  6. Quantité
  7. Relation
  8. Qualité
  9. Les autres catégories
  10. Opposés
  11. Contraires
  12. Priorité ou antériorité
  13. Simultanéité
  14. Mouvement
  15. Possession
Ce billet résume et commente le chapitre 7. Une version bilingue grec-français du texte original est disponible ici.

7. Relation

    (a) Première définition

Aristote commence par donner une définition très (trop) simple d'un relatif. Un relatif est simplement une chose qui se rapporte à autre chose qu'elle même. D'une manière assez naïve, le lien entre un relatif et la chose à laquelle il se rapporte est analogue à celui qui unit, en grammaire, un nom à un complément de nom.

Ainsi, ce qui est grand est toujours grand relativement à quelque chose, ou encore le double est toujours le double de quelque chose. Comme autres exemples, le philosophe cite, la possession ou habitude (hexis, ἕξις), disposition (diathesis, διάθεσις), sensation (aisthèsis, αἴσθησις), science (epistèmè, ἐπιστήμη), semblable (homoion, ὅμοιον).

    (b) Propriété des contraires

Certains couples de relatifs forment des contraires. Par exemple, la science ou le savoir (epistèmè, ἐπιστήμη) est le contraire de l'ignorance (agnoia, ἀγνοία). La vertu (aretè, ἀρετή) est le contraire du vice (kakia, κακία).

[Je précise rapidement qu'ici vertu est entendu au sens de ce qui dans une chose en constitue la perfection ou encore la fin (la vertu de l'oeil est de bien voir); ainsi la vertu est un relatif.]

Cependant, tous les relatifs n'ont pas forcément de contraires. Aristote cite alors le double, et le triple comme exemple de relatifs n'ayant pas de contraires. Je dois avouer que je n'ai pas tout de suite compris ces exemples: ne peut-on pas dire que le double est le contraire de la moitié ? Il faut pour cela se rappeler de la façon dont Aristote conçoit la notion de contraire. Comme je le remarquais dans un autre billet, dans un couple de contraires, comme noir et blanc, un des termes n'est pas à proprement parler la négation de l'autre. Le noir n'est pas à proprement parler le non-blanc. Seulement, ils sont deux termes maximalement éloignés dans un même genre, la couleur pour notre exemple. Le double, le triple, etc. ont pour genre celui des nombres. Il me semble que dans le genre des nombres, il ne peut y avoir des contraires. Ainsi, le double, le triple, etc. n'ont pas de contraires; puisque ce sont des nombres.

    (c) Application partielle du plus et du moins

Aristote soutient que certains relatifs paraissent susceptibles de plus et de moins, et cite l'exemple des couples égal (ison, ἴσον) / inégal (anison, ἀνίσον), et semblable (homoion, ὅμοιον) / dissemblable (anomoion, ἀμόμοιον). Il me semble qu'il faut prendre ces exemples dans un sens approximatifs, car, au sens strict, une chose ne peut pas être plus égale ou semblable qu'une autre à un troisième terme. En l'occurrence, le relatif grand constitue peut-être un meilleur exemple: une chose peut-être plus ou moins grande qu'une autre relativement à une même chose. Quoiqu'il en soit, Aristote ajoute que le plus et le moins ne s'appliquent pas à certains relatifs, comme par exemple, le double. Une chose n'est pas plus le double d'une chose qu'une autre.

    (d) Réciprocité des relatifs

Aristote remarque que, si un relatif renvoie à telle autre chose, alors cette chose est également un relatif qui renvoie au premier. Il y a réciprocité entre ces relatifs. L'image qui me vient à l'esprit est que deux relatifs se renvoyant mutuellement l'un à l'autre sont comme les deux extrémités d'un même fil. Par exemple, l'esclave est l'esclave du maître, et réciproquement, le maître est le maître de l'esclave. De même, le double est le double de la moitié, et réciproquement, la moitié est la moitié du double, etc.

Aristote ajoute que, dans certains cas, la formulation du réciproque d'un relatif n'est pas toujours adéquate. Par exemple, on dit que l'aile est l'aile d'un oiseau, mais on ne peut pas dire que l'oiseau soit l'oiseau d'une aile. En fait, oiseau n'est pas le réciproque de l'aile; le réciproque de l'aile est l'ailé. Ainsi, l'aile est l'aile d'un ailé, et l'ailé est ailé d'une aile (ou ailé par une aile).

Dans d'autres cas encore, il n'y a même pas de mot pour désigner le réciproque, et il faut alors l'inventer. Par exemple, on dit que le gouvernail est le gouvernail d'un bateau, mais bateau ne peut pas être le réciproque d'un gouvernail puisqu'il existe des bateaux sans gouvernail. Le réciproque de gouvernail serait la ``chose-gouvernaillisée'', celle-ci étant ``gouvernaillisée'' par un gouvernail.

Aristote note qu'il ne suffit pas qu'un terme renvoie vaguement à un autre terme pour qu'on puisse effectivement les qualifier de relatifs réciproques. En effet, la réciprocité est préservée tant que le rapport formulé ne relève pas d'un accident (sumbebèkos, συμβεβήκος). Aristote donne l'exemple de quelqu'un qui affirmerait que l'esclave est l'esclave d'un homme, ou que l'esclave d'un animal bipède. D'une certaine façon, ces expressions sont correctes puisque le maître est (souvent) effectivement un homme, et un animal bipède (le maître est un membre de ces genres). Mais,  le fait qu'il soit un homme, ou un animal bipède, n'est pas intrinsèque au fait qu'il soit un maître. Pour soutenir Aristote sur ce point, je dirais qu'on pourrait bien imaginer une race extra-terrestre tripède qui aurait réduit l'humanité en esclavage. On comprend alors que homme, animal bipède, sont comme des accidents liés à maître. Dans ce cas, il n'y a pas de réciprocité entre esclave et homme, ou animal bipède.

Autrement dit, pour restaurer la réciprocité entre les relatifs, ceux-ci doivent être dépouillés de leurs accidents. L'esclave est l'esclave du maître auquel on retire tout ce qui ne participe pas au fait qu'il soit maître, comme d'être un homme, un animal, un savant, etc. et dans, maître et esclave sont bien des relatifs réciproques. Aristote ajoute que ce dépouillement ne constitue pas une sorte de ``méthode'' garantissant la légitime réciprocité des relatifs considérés. Par exemple, pour un homme, être un maître est un accident (puisqu'il y a des hommes qui ne sont pas maîtres). Si on applique naïvement la règle ci-dessus, on pourrait rapporter esclave à homme, en dépouillant homme de sa qualité de maître; mais alors, on voit bien que cette relation est incorrect: il ne saurait y avoir d'esclave sans maître.

En résumé, il faut appliquer le relatif à la chose qui peut légitimement le recevoir. Si un nom existe pour cette chose, très bien, mais sinon, il faut l'inventer. En tout cas, cette chose est un relatif réciproque au premier.

    (e) Coexistence des relatifs

Pour Aristote, deux relatifs semblent pouvoir exister simultanément. Plus précisément, dans certains cas, l'existence d'un relatif implique l'existence du relatif réciproque. Par exemple, double et moitié, maître et esclave, etc. forment de tels couples de relatifs. Il ne saurait y avoir de double sans que son réciproque ne soit la moitié, et vice-versa.

Cependant, dans d'autres cas, l'existence d'un relatif n'implique pas forcément l'existence de son réciproque. Ainsi, la chose sue paraît antérieure au savoir (la science) qu'on peut s'en former. Aristote affirme que si la chose sue disparaît, alors la science qu'on en a disparaît également. Mais, la chose à savoir peut bien exister sans la science. Par exemple, prenons l'équation $x^2 - x - 1 = 0$. Celle-ci admet bien une solution, bien qu'elle ne soit pas encore connue de celui qui découvre l'équation.

[J'évite volontairement l'exemple cité par Aristote, la quadrature du cercle. Au temps d'Aristote, on ne savait pas encore que ce problème est insoluble; chose qui fut montrée au XIXème siècle, précisément par la preuve de la transcendance de $\pi$.]

Aristote ajoute un second exemple: il se pourrait bien que l'humanité toute entière disparaisse, et avec elle, son savoir, sans pour autant que les choses susceptibles d'être sues disparaissent aussi.
Aristote renchérit en évoquant le couple chose sensible et sensation, où, pour des raisons similaires, la chose sensible semble bien précéder la sensation.

    (f) Redéfinition pour exclure les substances des relatifs

Pour Aristote, dire qu'une chose est un relatif parce qu'elle renvoie à autre chose qu'elle-même, cette dernière lui étant réciproque, constitue une définition trop large. En effet, cette définition comprend certaines substances. Par exemple, la tête, ou la main, sont la tête, ou la main, de quelqu'un, et donc, en suivant la première définition, sont des relatifs. Mais, selon Aristote, cette application n'est pas correcte, car la tête de quelqu'un n'est pas vraiment un relatif dont le réciproque serait le quelqu'un, mais la tête est la propriété (ktèma, κτῆμα) du quelqu'un.

Aristote propose alors de préciser la définition originale afin d'exclure les substances des relatifs. Il énonce alors qu'un relatif est une chose dont l'existence se confond avec la relation qu'elle entretient avec son réciproque. Autrement dit, la connaissance parfaite d'un relatif implique la connaissance parfaite du relatif réciproque, et vice-versa. Par exemple, le double ne peut être connu sans connaître la moitié dont il est le double, et réciproquement. Ainsi, double et moitié sont bien des relatifs réciproques selon cette nouvelle définition.

Par contre, on peut connaître très parfaitement la main ou la tête, sans qu'on sache tout aussi précisément à qui appartient la main ou la tête. Ainsi, la main et l'homme, ou la tête et l'homme, ne forment pas des couples de relatifs. Cette correction permet à Aristote d'exclure les substances des relatifs.

    (g) Quelques remarques

Je voudrais préciser encore un peu, du moins, autant que possible, la position d'Aristote, car j'ai trouvé surprenante cette volonté d'Aristote d'exclure les substances des relatifs. Après tout, pourquoi vouloir les exclure ? Il me semble que cela dénote la centralité de la notion de substance chez Aristote. Je dirais que ses remarques à propos des relatifs tracent d'une certaine manière un portrait (partiel) en négatif de la substance.

Aristote remarque d'abord qu'une substance première n'est pas un relatif au sens de la première définition, a fortiori au sens de la définition plus restreinte donnée ci-dessus. Car une substance première, me semble-t-il, est une chose prise dans sa singularité absolue, un τόδε τι,  et ne renvoie par conséquent à rien d'autre en dehors d'elle. Il me semble même que cela est lié au fait qu'une substance première ne peut être dans un sujet (mode en' hupokeimenôi, ἐν ὑποκειμένῳ); une substance première ne doit pas son existence à autre chose qu'elle-même. C'est, je crois, ce caractère autosuffisant de la substance première qui l'empêche d'être un relatif. Or, nous avons déjà vu (cf. Chap. 5 b), qu'une substance seconde ne pouvait être attribuée selon le mode en hupokeimenôi à quoi que ce soit. En effet, rapidement, si une substance seconde voyait son existence toute contenue en autre chose qu'elle-même, sans pour autant être une partie de cette dernière, alors les substances premières correspondant à cette substance seconde verraient également leur existence tout entière contenue dans autre chose qu'elles-mêmes. Dit encore autrement, l'existence de la substance seconde repose entièrement sur celle des substances premières qui lui correspondent, et, par conséquent, possède une relative autosuffisance. Ainsi, les substances secondes ne ``doivent'' pas être des relatifs.

C'est, je crois, ce qui explique l'ordre d'exposition de ce chapitre consacré aux relatifs. Notez bien, chère lectrice, cher lecteur, que je ne suis pas aussi assurée qu'il n'y parait. Et ce, d'autant plus qu'Aristote lui-même semble reconnaître la difficulté qu'il y a affirmer quoique ce soit en ces matières sans y avoir regardé à maintes reprises. Peut-être est-ce un doute réel, peut-être n'est-ce que fausse modestie. En tout cas, ceci clôt le chapitre sur les relatifs.

S. D.

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