lundi 21 septembre 2015

Smiley au front de vermeil

:D

Mais P O U R Q U O I est-elle à ce point énervée, jalouse, envieuse, fumante ?!!

C'est toujours pareil. Dès qu'on parle poésie, elle ne voit que la stature hiératique d'une lourde voix. Elle n'est sensible qu'à l'excès de noblesse, qui pour elle goûte l'obséquiosité.

Elle a une plaie qui s'infecte au foie. Les dents gonflées de bile, tendues, comme des balles d'air très comprimé.

Tu sais ce qui l'accable le plus ? C'est la fin de la citation; le dernier guillemet, suivi du titre, du nom de l'auteur et d'un étrange écart où se faufilent, selon elle, les étages hagards de bouches silencieuses.

S.D.

dimanche 12 juillet 2015

Les Pages Ratées - Leconte de Lisle vu par Baudelaire

Je vous présente ici une véritable page ratée de Baudelaire, trouvée en appendice du recueil Poèmes Barbares de Leconte de Lisle (édition de Claudine Gothot-Mersch, NRF, Gallimard). Baudelaire avait entrepris la rédaction d'un portrait de Leconte de Lisle (né à Saint-Paul sur l'île Bourbon, i.e., l'actuelle île de la Réunion) en vue d'une anthologie des poètes français. De ce portrait, voici l'introduction:

"Je me suis souvent demandé, sans pouvoir me répondre, pourquoi les créoles n'apportaient, en général, dans les travaux littéraires, aucune originalité, aucune force de conception ou d'expression. On dirait des âmes de femmes, faites uniquement pour contempler et pour jouir. La fragilité même, la gracilité de leurs formes physiques, leurs yeux de velours qui regardent sans examiner, l'étroitesse singulière de leurs fronts, emphatiquement hauts, tout ce qu'il y a souvent en eux de charmant les dénonce comme des ennemis du travail et de la pensée. De la langueur, de la gentillesse, une faculté naturelle d'imitation qu'ils partagent d'ailleurs avec les nègres, et qui donne presque toujours à un poète créole, quelle que soit sa distinction, un certain air provincial, voilà ce que nous avons pu observer généralement dans les meilleurs d'entre eux.
M. Leconte de Lisle est la première et l'unique exception que j'aie rencontrée. En supposant qu'on en puisse trouver d'autres, il restera, à coup sûr, la plus étonnante et la plus vigoureuse. [...]"

Alors que dire ? D'abord, et afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir tronqué arbitrairement le texte, notez, chère lectrice, cher lecteur, que Baudelaire apprécie réellement Leconte de Lisle. Il le fait cependant en négatif: Leconte de Lisle est d'autant plus lumineux qu'il s'oppose à sa (supposée) nature originelle. Je ne m'attarderai pas sur l'occurrence évidente des thèmes propres à la vision occidentale de l'Autre colonisé: n'être qu'au présent, caractère juvénile, versatilité, et superficialité. Ce travail, je le poursuis ici.

Que dire donc ? Et bien, peut-être:  que le génie singulier peut bien dresser le faîte de son esprit jusqu'au doux bleuissements des vapeurs célestes, il nous paraitra, encore, et encore, et toujours, se prendre les pieds au tapis de son siècle.
SD, miséricordieuse

jeudi 28 mai 2015

Le message, le texte littéraire

Je souhaite, dans ce billet, faire suite à un très chouette article de C. Placial à propos du problème de l'assignation d'un message à un texte littéraire (disons, un poème). Plus particulièrement, elle cite Meschonnic qui, à propos de la traduction, intimait de traduire ce que le texte fait, et non ce que le texte dit.

Alors, c'est peut-être évident et très connu (après tout, je ne suis pas spécialiste), mais ça m'a rappelé un passage de l'ouvrage de P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, qui pourrait sans doute éclairer un peu cette chose obscure au fond du pot :)

Aristote a voulu réfuter les sophistes. Très rapidement, les sophistes ne considèrent pas la fonction de signification du langage, c'est-à-dire, le fait qu'un discours est un ensemble de signes qui renvoient à, réfèrent à, symbolisent des choses réelles. Le discours est une chose réelle, qui n'est que ce qu'elle est.

La position de Gorgias, en particulier, est tout à fait remarquable. En effet, il y a, selon ce dernier, une inexpugnable incommunicabilité des sens. Ce qui est perceptible par l'ouïe ne saurait être perçu par un autre sens que l'ouïe. Ce qui est perceptible par la vue ne saurait être perçu par un autre sens que la vue. Or, le discours est une réalité audible (une voix sonore), ou visible (des gribouillis noircis sur une surface), etc. et ne peut donc pas faire se manifester des choses perceptibles autrement. J'ai beau crier très fort TONNERRE, le ciel n'éclatera pas des falaises de nuages au-dessus de la tête de mon interlocuteur. Le discours est une réalité sensible comme les autres, et n'a donc pas plus que les autres le pouvoir de faire se manifester les diverses réalités.

C'est très étrange dirons-nous. Car après tout il semble bien que lorsque Sappho chante la noirceur de la terre que foulent les Achéens, je comprenne ce qu'elle dit. Il semble bien que ce discours signifie quelque chose. Oui, mais d'après une interprétation de Dupréel rapportée par Aubenque, selon Gorgias, c'est parce que j'ai eu auparavant l'expérience sensible de la noirceur, de la terre, etc. que le discours que je reçois maintenant devient significatif. Sans cette expérience préalable, ce discours resterait pour moi ce qu'il est, à savoir, une suite de sons, ou gestes, etc.

Reprenons. Ainsi, lorsque je discute gentiment avec Sappho, nous ne communiquons pas vraiment. Simplement, nos paroles sont réverbérées aux miroirs de nos expériences respectives. Il s'agit moins d'une communication que d'une communion. Ou, selon les termes d'Aubenque, le discours pour Gorgias n'est pas le lieu de rapports significatifs entre la pensée et les choses, mais est l'instrument de rapports existentiels  (persuasion, menace, suggestion, etc.) entre les humains.

Alors, quel rapport avec le problème de l'assignation d'un message à, disons, un poème ? Si je reformule: en quoi consiste le problème de l'assignation d'une signification à un poème ? Et bien, je dirais que c'est supposer un régime discursif qui n'est pas forcément adéquat. C'est supposer que le poème en question cherche à communiquer une information. Peut-être que lorsque Meschonnic dit qu'il faut traduire ce que le texte fait, plutôt que ce que le texte dit, il a à l'esprit une conception gorgiasienne (?) du discours poétique.

Lorsque toutefois je persisterai à affirmer que tel poème dit vrai, cela peut s'entendre en plusieurs sens. Ou bien, j'adopte une position, disons aristotélicienne (même si comme d'habitude avec lui, c'est plus compliqué), qui séparerait le discours de l'être, et qui distinguerait parmi les espèces de discours celle qui présente une fonction révélatrice (apophantique dira-t-on à table) des choses (de l'être appuiera-t-on après le trou normand), auquel cas ce poème dirait vrai de la même manière que le théorème de Pythagore dit vrai.

Ou bien, j'adopte une position plus gorgiasienne, auquel cas ce poème dirait vrai dans la mesure où mes réminiscences sensibles, mes vieux morceaux de papier rêvé, viennent s'emparer de ce poème pour former une chose réelle, une chose qui est. Et d'une chose qui est, il est vrai de dire qu'elle est (à peu près).

Évidemment, Gorgias n'a pas dit tout à fait ça, Aristote non plus, Aubenque a un propos plus nuancé, je n'ai pas lu Dupréel, etc. MAIS PEU IMPORTE ! Merde alors !! Bon sang, chère lectrice, cher lecteur, quand vas-tu enfin comprendre que tout ce qui compte pour moi est de loger une Joie d'Airain au creux de tes molaires ?!! Pour qu'à chaque coin de tes lèvres que mes paroles soulèveront, le berger cherchant son dernier agneau à la tombée du jour, le pêcheur sortant son filet d'argent sous le velours de la nuit, et l'adolescent de quatorze ans posé près de son beau scooter rouge, puissent tous ensemble voir d'un même oeil, illuminés, près de ta glotte gluante, ces lettres de feu

S C O N S    D U T
^^

lundi 4 mai 2015

Le beau rivage

Oui, voilà, c'est bien ce que je disais. J'ouvrais cette lettre, et je lisais ces mots:
Je vous ai trop aimé ... adieu
Comprenez, je n'allais pas très bien à ce moment. C'est-à-dire que ...  chaque jour, le matin, puis après le déjeuner, et le soir avant le coucher du soleil, je visitais cette vieille malle où s'arrangeaient en diverses piles quelques pans plus ou moins large de mon existence. La contiguïté de l'espace donnait d'ailleurs un air étrange à ce contenu. Un arlequin de souvenirs; ici les étoffes brillantes, des lunes pour l'eau bleue des océans nocturnes; là les voiles gris, humides encore des buées de regards oubliés.

Ma convalescence s'arrêta toute nette sur cette lettre, petit carton blanc aux fines bordures. Je vous ai trop aimé ... adieu. Soyez certaine etc. La suite est connue. L'auteur est oublié (peu importe).

Je tremblai. Je remis la lettre à sa place, à la page 187 de l'Ouvrage. Me levai, descendis, ouvris la large porte où sautillaient quelques angelots d'acajou.

Puis, enfin, je m'assis très confortablement là où l'herbe fut la plus douce, à l'ombre la plus bienveillante du plus vieil arbre du jardin.

Je contemple, depuis ce jour, toute l'étendue de l'horreur; l'onde amère; qui va; qui vient; invariablement; rappelant à mes fines chevilles, les coquilles glacées, l'effluve salée, des huîtres, écrasées.

sd

mardi 31 mars 2015

IRL

Et bien voilà, après tant d'hésitations, j'ai finalement cédé, et rencontré certaines de mes lectrices, certains de mes lecteurs aujourd'hui. Je n'ai hélas pas eu le temps de voir toutes les personnes que j'aurais voulu aborder. En tout cas, pour les premières, que dire sinon que ce furent des expériences tout à fait agréables ? Je n'étais pourtant pas si sereine en me levant ce matin: "C'est aujourd'hui" tremblai-je, nerveusement. Vous ne m'en voudrez pas si j'avoue, maintenant que la chose est passée, avoir demandé à un ami de bien vouloir veiller de loin sur moi lors de nos rencontres. "Au cas où ..." lui précisai-je. En guise de pardon, je diffuse ici son rapport. C'est parti!
SD

***

#1. Gadiouka

8h36. Locmariaquer.

Personne près des barques, sauf Gadiouka. SD ne peut pas se tromper.

Se saluent. SD remercie Gadiouka pour cette super idée: observer les oiseaux des îles du golfe.

Montent dans la barque. Flottent calmement. Gadiouka, ébahie devant des avocettes, courlis et grèbes.

SD fixe les mains de Gadiouka. "Les photos ne mentaient pas :O " se dit-elle.

SD se reprend. Elles comptent les nuances de l'eau. Se rappellent quelques vers de S.-J. Perse.

Retour au port. Se saluent.

***

#2. Éris.

16h37. Carrer d'Avinyo. Un grand café. 

SD cherche Éris à travers la vitre. Éris un peu étonnée. SD gênée. S'installent à une table.

Elles commandent un truc à grignoter.

Erreur: commandent à manger.

De la viande.

Beaucoup.

SD évoque son parcours. Son enfance dans des îles bleues. La fois où elle a failli arriver en retard à une épreuve du bac à cause d'une baleine qui s'était échouée en face de chez elle.

Éris acquiesce. Puis, lui demande d'arrêter de mentir.

SD se reprend. Fait la liste de ses gelateria préférées à Rome.

Se moquent de Parménide (SD ne comprend pas toutes les blagues). Rigolent bien. Redemandent à manger (viande).

Se saluent.

***

#3. Le Cheikh

21h13. La Gueuze, Rue Soufflot.

SD ne voit pas Le Cheikh. Il n'est pas encore arrivé. Elle s'installe.

Le Cheikh entre. SD lui fait signe. Sévèrement, Le Cheikh lui demande: ne devait-elle pas résumer ce troisième chapitre au lieu d'écrire des bêtises ?

M'aperçoit. Je.

mardi 24 février 2015

Lieux-dits d'un malentendu culturel - B. Rigo (2b et c)

Le polynésien vit dans un continuel présent.

    a. Constat et relevés divers. L'auteur dresse un premier "état des lieux communs" sur la temporalité polynésienne et souligne l'origine (probable) de ceux-ci.

    b. Thèse de Paul Hodée. L'auteur évoque un texte de Paul Hodée qui s'était donné pour but, très exactement, l'analyse de la temporalité polynésienne. Rigo s'attache alors à montrer la persistence des tropismes relevés au premier point. Celui-ci mentionne notamment une sorte de "faux départs", et précise ce qu'aurait pu être une analyse plus profonde si elle avait été mieux amorcée.

    c. Le temps dans la langue tahitienne. L'auteur clôt le chapitre par quelques considérations sur le couple muri/mua dans l'expression de l'espace et du temps en tahitien.

J'aborde dans ce billet les deux derniers points.

b. Thèse de Paul Hodée

Rigo mentionne la thèse de doctorat de Paul Hodée (Conscience du temps et éducation chez les Océaniens, C.T.R.D.P., 1981) au motif que celle-ci illustre un point aveugle qui occulte, selon lui, ce qu'aurait pu être une réelle analyse de la temporalité polynésienne. Dans cette thèse, Hodée rapporte les citations suivantes:
"Pour le Canaque il y a des blocs pleins et des blocs vides ... de sorte qu'il n'y a pas véritablement mesure ni calcul. Même avec ces premiers nombres de 1 à 5, la vue du temps reste essentiellement discontinue et qualitative."
Leenhardt Maurice, Do Kamo, Gallimard, 1947, Collection Tel, pp. 150 et 151
"Le Rapa représente successivement quatre personnes différentes tout au long de la vie: petite enfance, enfance, adolescence, âge adulte [...]. Cependant l'âge réel ne correspond guère à ces étapes [...] Les Rapas définissent chaque période par une façon particulière d'agir et une certaine attitude."
F. Allan Hanson, Rapa, Publication de la Société des Océanistes, 1974, n°33, p. 8
Et Hodée conclut alors:
"Aussi le trait essentiel des Océaniens pour apprécier le temps, c'est le concret. La précision des chronologies, la profondeur de champ historique, l'objectivité rigoureuse des événements sont l'affaire des spécialistes."
"C'est toujours une psychologie de cueillette, l'incapacité de prévoir, d'attendre. Le Polynésien vit comme la cigale et l'Européen ainsi que le Chinois se comportent plus comme la fourmi de la fable."
Hodée évoque également les travaux du psychologue J. Montangero sur l'analyse de la perception du temps chez l'enfant de 5 à 9 ans, en vue de les appliquer à la compréhension du temps chez les Océaniens. Hodée rejoint, tout en prétendant s'en garder, les antiennes sur les peuples-enfants (thème du chapitre suivant: la puérilité), sans imagination (puisque "Fondamentalement pour les Océaniens, demain n'existe pas."), et sans art. L'inaptitude à percevoir le temps dans l'abstraction, c'est-à-dire à l'occidentale, s'explique par l'aptitude au concret.
"Tout ce qui précède, et les témoignages indiquent clairement que les Océaniens sont essentiellement sensibles "aux contenus des événements"; ce sont des esprits concrets. Les langues océaniennes sont des langues descriptives et imagées. Elles s'expriment en un langage concret et non abstrait."
P. Hodée, op. cit.

Enfin,  se fondant sur la supposée analogie entre la psychogénèse d'un individu et l'évolution d'une culture, Hodée propose une aide sous la forme d'un adulte généreux qui inviterait son jeune frère à marcher dans le même sens. Il convient, selon lui, au peuple adulte de tendre la main, "non comme des maîtres qui s'imposent, mais comme des frères qu'on invite" (sic).

Pour Rigo, Hodée a manqué dès le départ ce dont il est vraiment question ici, savoir la discontinuité du temps, sa valeur qualitative, le rapport du temps à l'espace, à la personne, ou encore sa nature sacrée. Ainsi Hodée illustre-t-il ce point aveugle engendré par une grille de lecture (occidentale) inadaptée. Rigo évoque alors un autre passage de l'ouvrage cité par Hodée:
"[Les Rapas] se préoccupent rarement de dater avec précision les faits passés ou de déterminer leur ordre chronologique [...] un individu est considéré comme enfant, adolescent ou adulte, non en vertu de son âge, mais selon son attitude et son comportement. [...] Ce principe spatial sert également à ordonner le passé. [...] Les groupes proprétaires fonciers sont des groupes de filiation. Les membres qui en font partie se réfèrent à un ancêtre commun. La topographie de Rapa est à la fois un traité de philosophie, un livre d'histoire, une charte sociale et un arbre généalogique. Un homme sans terre n'est rien. Sa vie n'a pas de sens et aucune permanence, car il n'est pas intégré à l'ordre du monde."
F. Allan Hanson, Rapa, Publication de la Société des Océanistes, 1974, n°33,  p. 38, 39, 40

Cette observation illustre, selon Rigo, et contre Hodée, le fait qu'une telle vision du temps n'est ni simple, ni superficielle. Rigo s'étonne alors que Hodée ait pu la manquer; l'absence d'un "sens historique" du temps n'est pas l'absence d'un sens du temps. Par ailleurs, ce point aveugle s'accommode mal des données objectives qui ont déjà été relevées. Ainsi, Rigo ajoute:
"Comment une société dont les ancêtres sont l'objet d'un culte, qui punit de mort les défaillances de la mémoire de ses haere pô pouvait-elle ignorer le passé ? Comment une société où rien ne peut se faire sans consulter les tahu'a, sans se concilier les dieux; où toute opération politique suppose stratégie, alliance matrimoniale; où le rahui se fait en prévision des besoins des célébrations à venir... pourrait-elle ignorer le futur, être imprévoyante ?"
  c. Le temps dans la langue tahitienne

Pour préciser un peu plus la spécificité du sens polynésien du temps, Rigo adopte une approche linguistique. Il cite une étude consacrée aux Maori (mais elle reste, selon Rigo, valable pour les Ma'ohi):
"Les Maori [...] décrivent le passé comme nga ra o mua "les jours devant", et le futur comme kei muri "derrière". Ils s'avancent dans le futur avec les yeux tournés vers le passé. En décidant comment agir dans le présent, ils examinent le panorama de l'histoire déployé devant leurs yeux et sélectionnent le modèle qui est le plus approprié et le plus utile parmi les nombreux modèles qui leur sont offerts. Ceci n'est pas vivre dans le passé, c'est utiliser le passé comme guide, investir le passé dans le présent et le futur."
Alice Metge, The Maoris of New Zealand : Rautahi cité par Marshall Sahlins, Des Iles dans l'histoire, Hautes Études. Gallimard, Le Seuil, 1989, p. 82, note 26.

Cette ambiguïté de l'espace et du temps est illustrée dans la langue tahitienne, entre autres, par le couple muri/mua, qu'on traduit généralement par derrière/devant respectivement, et ce relativement au locuteur (implicite ou explicite). Considérant les exemples suivants:
  • A muri atu : loin dans le futur.
  • I mua a'enei : il y a quelque temps.
on pourrait croire que l'emploi de muri et mua se fait sur le plan métaphorique. Or Rigo soutient que ces expressions ne sont pas des images, mais réellement des expressions (polynésiennes) de la réalité du temps. Rigo cite deux extraits pour expliciter ces subtilités (citations tronquées par moi-même)
"Dans une première conception qui est utilisée plutôt pour décrire des évéenements passés, celui qui parle observe les événements comme des pirogues qui passent devant lui. Les événements les plus anciens sont alors i mua (devant) et les plus récents i muri (derrière). Le passé est te tau i mua (ra) et le futur te tau a muri [...] Dans une deuxième conception, celui qui parle est assis dans une pirogue qui descend le fleuve du temps et il observe les évenements situés sur la berge du fleuve. Le futur est alors devant lui et le passé dans son dos [...]."
Académie Tahitienne, Fare Vana'a, Grammaire de la langue Tahitienne, p. 345
"Le temps et l'espace sont exprimés par mua et muri. Sur le plan spatial, mua c'est ce qui est devant soi et qu'on peut voir, toucher, expérimenter, c'est le réel; muri c'est ce qui est derrière soi et qu'on ne peut voir si ce n'est en faisant l'effort de se retourner, c'est-à-dire par la volonté de faire passer cet objet de muri à mua.
  Sur le plan temporel
mua, c'est ce qui est ou a été, c'est le connu, on peut s'y référer, c'est un acquis qu'on peut transmettre, qu'on peut évaluer, qu'on peut cultiver ou oublier ou même dénigrer.
 
Muri, c'est ce qui est derrière et qui n'est pas encore vécu, c'est le futur; personne ne connaît rien de ce temps qui n'est pas encore. On n'a aucune prise sur ce qui n'est pas, on ne peut le modifier. Par contre, on peut agir sur le présent pour l'améliorer en s'appuyant sur l'acquis du mua."
Turo A. Raapoto, in Tahiti Côté Montagne, Papeete, Haere Po, 1983, p. 163

Il semble que le sens premier de mua/muri corresponde, d'une certaine façon, à connu/inconnu, visible/invisible, disponible/indisponible, etc, et ce relativement au locuteur. Ainsi, l'apparente dissonance du sens polynésien du temps résulte surtout d'une sorte de diffraction du couple mua/muri à travers les catégories occidentales.

Rigo ne considère pas que l'analyse linguistique suffise à cartographier le système culturel, ici, polynésien; ne serait-ce qu'au vu du fait que langue et culture ne changent pas en même temps. Il soutient cependant qu'une telle analyse prend toute sa force dans la perspective du sens [Je dois avouer qu'à ce point du texte, je suis un peu perdue. D'après une note de bas de page, le terme "sens" est entendu selon un ouvrage de Greimas, Du sens, Paris éd. Le Seuil, 1970, p. 100, que je ne connais malheureusement pas.]. D'une certaine façon, selon lui, toute parole est imprégnée des représentations propres à une culture, et il conclut en soutenant (quoiqu'au conditionnel) avec Whorf que toute langue contient une "métaphysique cachée".

Pour ce qui est du résumé de ce chapitre, la chose est dite.

Avant de moi-même terminer, je voudrais ajouter quelques remarques. D'abord, une chose assez triviale. Il est clair que l'exemple de la thèse Hodée est assez remarquable, et s'inscrit naturellement à la suite des exemples cités dans le billet précédent. Mais, le fait que Rigo ait pu lui opposer d'autres auteurs (comme Hanson) montre qu'il y a eu, au moins, des tentatives apparemment réussies de respecter les articulations du problème (ici, la temporalité polynésienne).  Aussi eût-il peut-être été préférable de mieux situer les auteurs cités en précisant, par exemple, en quoi (ou de quoi) le cas de Hodée est représentatif.

Les précisions sur muri/mua sont intéressantes, mais je n'ai pas très bien saisi la position de Rigo par rapport à ce qu'on pouvait tirer d'une telle analyse linguistique. D'un côté, il soutient que les moyens linguistiques d'expression ne sont pas le signe indiscutable de spécificités culturelles (évacuant ainsi, entre autres, toute idée d'un génie intrinsèque à une langue), mais il conclut en disant que la langue, en tant que véhicule de sens, témoigne néanmoins d'une métaphysique cachée. N'étant pas linguiste, mais sachant les difficultés qu'a suscité (et suscite encore) l'hypothèse Sapir-Whorf, j'aurais aimé plus de précisions à cet égard. Il est possible cependant que ces précisions se trouvent dans l'ouvrage évoqué de Greimer. Pour ma part, il me semble qu'il y a peut-être là quelque chose de similaire à ce que Benvéniste avait entrepris à propos des Catégories d'Aristote (Catégories de Pensée et Catégories de Langue, Problèmes de Linguistique Générale).

Pour ce qui est de mes remarques, voilà qui est fait.
S.D.

jeudi 19 février 2015

Lieux-dits d'un malentendu culturel - B. Rigo (2a)

Je poursuis, dans ce billet, le résumé de l'ouvrage "Lieux-dits d'un malentendu culturel" de Bernard Rigo; entreprise commencée au billet précédent. Plus précisément, je traiterai du chapitre consacré au premier des quatre thèmes qui, selon l'auteur, structurent le discours occidental à propos de l'altérité polynésienne, savoir

Le polynésien vit dans un continuel présent.

Une remarque avant de commencer. Il est, en fait, assez difficile de résumer ce chapitre, car l'auteur établit une liste de citations plutôt conséquente. Un des objectifs de celui-ci est justement de montrer la permanence d'un certain type de discours sur toute la période qui va des premières découvertes par les occidentaux jusqu'à nos jours. Ne pouvant bien sûr pas tout rapporter, j'ai cru bon de "simuler" cette tentative en sélectionnant les citations qui m'ont paru les plus significatives. Il en ressortira une inévitable raideur que ma lectrice, mon lecteur, voudront bien, après me l'avoir imputée, me pardonner.

Étant donné sa longueur, je diviserai ce chapitre en trois billets.

    a. Constat et relevés divers. L'auteur dresse un premier "état des lieux communs" sur la temporalité polynésienne et souligne l'origine (probable) de ceux-ci.

    b. Thèse de Paul Hodée. L'auteur évoque un texte de Paul Hodée qui s'était donné pour but, très exactement, l'analyse de la temporalité polynésienne. Rigo s'attache alors à montrer la persistence des tropismes relevés au premier point. Celui-ci mentionne notamment une sorte de "faux départs", et précise ce qu'aurait pu être une analyse plus profonde si elle avait été mieux amorcée.

    c. Le temps dans la langue tahitienne. L'auteur clôt le chapitre par quelques considérations sur le couple muri/mua dans l'expression de l'espace et du temps en tahitien.

Le plan étant annoncé, commençons !

a. Constat et relevés divers

Comme le titre du chapitre le suggère, il y a une vision qui sourd à travers les textes depuis Cook jusqu'à nos jours. Cette vision suggère que l'insulaire, enfermé sur son île, son seul monde, ne connaît que l'ici et le maintenant. Pris dans une répétition permanente, il ne connaît pas l'histoire, ni le progrès. Or, rapporte B. Rigo, la découverte de la Polynésie a lieu (à peu près) au moment où s'opère, en Europe, la Révolution Industrielle (dans un sens élargi que l'auteur ne précise pas vraiment hélas). Celle-ci impliquerait une conception du temps comme intrinsèquement liée à la notion de progrès, doublée d'un rationalisme économique et scientiste, où le futur n'est envisagé que sous la forme d'un projet. Cette particularité occidentale se révèlera particulièrement vive lors des premières rencontres avec une culture qui ne partage pas cette conception, du moins, pas de manière évidente. Ainsi, lorsque Cook arrive en Polynésie, celui-ci remarque cette différence qu'il s'empresse d'interpréter comme étant une lacune.
"Plus nous poussions nos investigations sur ce point, plus nous étions convaincus de l'incapacité qu'ont la plupart de ces indigènes à se souvenir ou à enregistrer dans leur esprit l'époque où se sont déroulés des événements passés en particulier s'ils sont antérieurs à dix ou douze mois."
J. Cook, 3ème Voyage in Le voyage en Polynésie, 1777, Jean-Jo Scemla, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1994, p. 304.

Cent cinquante années plus tard, le Docteur Rollin persiste dans cette interprétation "lacunaire" en faisant porter la faute de ce (supposé) défaut de mémoire à la précarité du calendrier lunaire polynésien.
"On comprend qu'avec ce système il leur était difficile, voire même impossible de dater un événement ou d'estimer leur âge ..."

Docteur Rollin, Louis, Moeurs et Coutumes des anciens Maoris, 1928, Éditions Stepolde, p. 242

D'autres, toujours dans une perspective "lacunaire", essaieront d'expliquer cette différence par l'abondance et la générosité de l'environnement naturel de la Polynésie.
"À l'abri des craintes provenant de soucis de la vie matérielle, les Tahitiens vivaient dans le présent et uniquement dans le présent. L'avenir était pour eux un mot vide de sens, et la pensée ne représentait pour eux qu'une suite de noms plus ou moins mythologiques fixés dans la mémoire des prêtres."
H. Jacquier, "Le mirage de l'exotisme tahitien dans la littérature", in Bulletin de la société des études océaniennes, no 73, p. 74, juin 1945.

D'autres, emploieront l'argument contraire, celui de la précarité de leur mode d'existence (et B. Rigo ne manque pas de souligner l'incongruité de l'emploi de deux arguments contraires pour soutenir une même thèse).
"Les sociétés traditionnelles sont souvent sans projet parce qu'elles éprouvent une certaine précarité dans leur mode d'existence, qui les empêche d'anticiper. Cette précarité n'est pas propre aux seules sociétés traditionnelles. On les retrouve chez les exclus et les marginaux de nos sociétés traditionnelles."
J.-P. Boutinet, Anthropologie du progrès, Paris, PUF, 1990, p. 13

D'autres encores, s'appuieront sur l'absence de saisons de l'environnement tropical (entendre saisons d'un climat tempéré, car il y a bien des saisons dans les tropiques).
"La perception du temps n'est pas la même pour les gens des îles que pour les occidentaux où le temps est de l'argent. Le Polynésien vit dans un temps sans saison [...], le temps coule comme de l'eau et seuls les événements majeurs donnent une notion du temps."
Alex W. Du Prel, "Comprendre le Polynésien", in Tahiti Pacifique, n°18, octobre 1992.

B. Rigo continue et cite plusieurs extraits insistant sur l'exclusivité du présent: le polynésien est soumis à ses appétits, incapable de concevoir le futur, il meurt sans crainte, etc.
"Quand on envisage la mentalité du Polynésien, il faut en exclure tout ce qui comporte l'idée d'avenir: elle ne peut même pas effleurer l'esprit de ces jouisseurs pour qui seul existe le temps présent."
T'Stersteven, Tahiti et sa couronne, Albin Michel, 1950, Tome I, p. 259
"Les gens paraissent mourir avec la même insouciance qu'ils ont apportée à vivre."
Paul Huguenin, Raiatea la sacrée, S.D.E.O. (Société des Études Océaniennes), 1902, Éd. Haere Po, Papeete, 1987, pp. 173-174
"Un des traits caractéristiques de la personnalité polynésienne est la tendance à vivre dans l'instant, avec une difficulté tant à conserver le passé qu'à se projeter dans l'avenir; ceci explique un certain manque d'ambition de la part des jeunes, du moins de ce que nous, occidentaux, appelons ambition."
Christine Langevin, Tahitienne, de la tradition à l'intégration culturelle, L'harmattan, 1982, p. 81

Et ce type de discours se voit même réintégré, quoique positivement cette fois-ci, chez certains auteurs polynésiens
"Les Polynésiens appréhendent la vie de tous les jours d'une manière spécifique, pas de la même façon que le ferait un occidental ou une autre communauté homogène, lesquels, eux aussi, ont une manière de vivre particulière. Cet art de vivre polynésien est sans doute la résultante de plusieurs facteurs culturels et de données de l'environnement. [...] Car il s'agit d'une philosophie de la vie très dépendante du temps présent, voire immédiat, dépourvu de contraintes matérielles et temporelles, conduisant à un bien-être instantané, qui conduit à ce que les Occidentaux la joie de vivre, alors que ce serait plutôt le plaisir ou la satisfaction, même le bonheur quelquefois. [...] En ce moment, on peut déduire que nous, Polynésiens, jouissons du présent et que l'avenir est le dernier de nos soucis."
Louise Peltzer, Extraits de la conférence donnée à l'Université Française du Pacifique le 25.11.91 in Tahiti Pacifique n°24, avril 93, pp. 40-41

Cet art de vivre est le fantasme de nombreux occidentaux: Gauguin, Gerbaut, etc. Le mode d'être au temps du Polynésien est certes différent de celui de l'occidental, mais le rapport qui en est fait traduit surtout les regrets et espérances occidentales par rapport au mode d'être occidental au temps.
"Vous ne pouvez, dans vos plus folles imaginations, vous représenter le calme de Tahiti. Le temps même ne semble pas vouloir s'écouler: les saisons n'amènent aucun changement; les années se fondent en une seule, et les époques géologiques sont inconnues. Le soleil va et vient, de même les gens naissent et meurent, mais les restes ne changent pas, ou changent si peu que l'on ne s'en aperçoit pas. Parfois, la pluie tombe, mais aucune tempête digne de ce nom n'approche ici. D'une façon générale, on peut dire qu'un éternel soleil luit sur de non moins éternels cocotiers."
Henry Adams, Lettres des Mers du Sud, 1891, in Jean-Jo Scemla, Le Voyage en Polynésie, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1994, p. 633.

En résumé, la conception d'un temps-progrès (caractérisée par sa linéarité, l'antécédence du passé sur le futur, son historicité, ou encore son futur envisagé comme projet) fut si bien ancré dans les esprits des premiers explorateurs qu'ils interprétèrent une différence d'appréhension du temps comme une incapacité intrinsèque au polynésien, un défaut, une lacune. Ce biais fut si bien partagé par leurs successeurs (et ce jusqu'à très récemment) que ces derniers ont plus essayé de justifier cette incapacité (par la nature, l'insularité, le climat, etc.) que de remettre en question leur tropisme. Ce tropisme pourrait avoir pour origine, selon Rigo, une certaine projection fantasmatique occidentale. Comme le dit l'auteur, la magie des cocotiers n'a pas de sens pour l'insulaire.

Pour ce qui est du résumé de cette première partie, voilà qui est fait.

Aurais-je des remarques à formuler? Je dois avouer que la relative densité des références, ainsi que leur éparpillement dans le temps, est assez significative. Peut-être aurais-je préféré cependant avoir un développement plus conséquent sur certains points. Comme par exemple l'origine de la temporalité occidentale telle que l'auteur la présente (à laquelle les auteurs cités semblent s'y conformer), et notamment sa relation avec la révolution industrielle; car, après tout, les premiers contacts entre européens et polynésiens ont lieu entre le XVIème et XVIIIème siècle (voir ici), soit bien avant la révolution industrielle. Mais comme me l'a gentiment fait remarquer LeCheikh, cette conception occidentale du temps remonterait en fait à la renaissance. Peut-être que Rigo évoque la révolution industrielle en liaison avec le statut colonial de cette région qui s'est accentué, justement, en cette période (?). Sur un autre registre, il aurait été préférable d'avoir plus de précision sur la substitution  des observations occidentales par un fantasme exprimant le poids existentiel du temps-progrès-histoire. Car, il y a là, peut-être, l'origine de l'ambigüité qui tantôt valorise, tantôt dévalorise, une appréhension polynésienne du temps, plus incomprise que véritablement absente. En somme, si l'on joue le jeu en participant volontiers à ce temps-progrès (comme Cook apparemment), on verra chez le polynésien une lacune, tandis que si ce jeu nous pèse (Gauguin, Adams, etc.), on y verra plutôt une richesse. Quand bien même ce noeud me parait très plausible, j'aurais aimé être plus convaincue de son bien-fondé. En tout cas, pour ce qui est de mes remarques sur cette première partie, voilà qui est dit.
S.D.