dimanche 31 juillet 2016

Les Pages Ratées : Jaccottet

Dis encore cela patiemment, plus patiemment
ou avec fureur, mais dis encore,
en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,
sous l'étrivière du temps.
                             Espère encore que le dernier cri
du fuyard avant de s'abattre soit tel,
n'étant pas entendu, étant faible, inutile,
qu'il échappe, lui sinon sa nuque,
à l'espace où la balle de la mort ne dévie jamais,
et par une autre oreille que la terre grande ouverte
soit recueilli, plus haut, non pas plus haut,
ailleurs, pas même ailleurs : soit recueilli
peut-être plus bas, comme une eau
qui s'enfonce dans la poussière du jardin,
comme le sang qui se disperse, fourvoyé,
dans l'inconnu.

Dernière chance pour toute victime sans nom :
qu'il y ait, non pas au-delà des collines
ou des nuages, non pas au-dessus du ciel
ni derrière les beaux yeux clairs, ni caché
dans les seins nus, mais on ne sait comment
mêlé au monde que nous traversons,
qu'il y ait, imprégnant ses moindres parcelles,
de cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu'encore
il soit possible d'aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre la recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.
 Dis encore cela ..., Philippe Jaccottet

Il a donc fallu, après tout ce qui est arrivé autour, que je rencontrasse Jaccottet au hasard d'une main dans un rayonnage. Quelle surprise! Je vous le dis tout net: celui-là semble maître de la Page Ratée. Il se peut même qu'il en ait fait son commerce. Au point même de piquer ma jalousie, à moi, qui pensais défricher une part de marché nouvelle.

Et pourquoi donc ? Il apparait assez clairement que Jaccottet, comme d'autres avant d'ailleurs, a bien compris que toutes les pages sont ratées. Et que ce geste de la main au-dessus d'un blanc cadavre est fondamentalement incapable de crier.

Toute page est ratée. Comme le cercueil est un lit de noce raté. La cendre est une parole ratée. Pourrait-on encore, par l'accumulation, par la vaporisation, de cendres, de copeaux de bois, par leur dispersion dans l'Alentour, marquer au registre de la Mort, une seule bribe de voix, un seul écho, ou même, au moins, l'acquittement testamentaire que quelque chose fut ? Il n'est peut-être même pas possible de l'espérer.

Et quoi ? Jaccottet, petit sacripan, philoplasme toi-même. Je suis sûre que ce n'est pas crier que tu veux faire. On a déjà dit l'impossibilité de l'anamnèse. Certes. 

Il y avait, pourtant, grand besoin que tu le dises mieux. Chapeau, maître.

Scons Dut, reconnaissante

Complexe de supériorité

Les jours pairs, je me représente comme ce carreau plat sous le paillasson.  À l'entrée d'un appartement neuf que personne n'habite.

Les jours impairs, je suis plus grande que l'orbe de vos jours. Une longue colonne armée, fleuve de bronze, hérissée d'éclairs jaunes ! La rage au tapis, les bouches pleines de dents, le croc que couronne la goutte venimeuse.

Des blocs se sont détachés au fond des terres. Il roule un sourd fracas, écho tremblant d'outre-tombe. La longue, lente et lourde foulée du marcheur sûr comme un boeuf. Troupeau borné à l'infini.

C'est l'heure des transhumances. Il est temps d'aller faire paître ces soleils tâchetés. Au rivage du ciel, sur la pointe rocheuse qui perce le bleu. Plage verticale, asile d'étoiles mortes, drossées par l'azur. Mangez, corbeaux aux rémiges métalliques, astres noires, roulez.

Les jours impairs, j'ai entre le pouce et l'index la puissante clé-pilier. Un tour de ma phalange, et je fais danser le monde.

Cela peut-être beau. Jusqu'à l'aube rouge, où je choisis l'être le plus faible. Cible du crime à venir. J'arrache le monde autour de lui et l'écrase à sa face. J'ai choisi l'être le plus faible.

Et du monde arraché, il ne restera que lui. Je n'ai même pas, finalement, la force d'une seule brume.

sd

vendredi 29 juillet 2016

Divinisation imprécise

C'est probablement l'effet de grandes doses de sang concentrées en une certaine partie de la cervelle. Il y perfore des images, comme la pointe d'une racine sous la coque de l'amande percée. Et très vite se propage les mailles imaginaires, filet que le pêcheur affamé jette dans l'eau sombre, espérant, peut-être en vain, capter quelques morceaux de la chair d'un ange bleuâtre.

La divinisation est un processus instable. Elle demande une libération de la parole. Elle demande une tension de contrôle.

J'ai divinisé F, d'une tension trop lâche. Le voile trop large se détache par endroit de la silhouette ... Détachement correcteur au début, mais imprécis.

C'est qu'il faut serrer une silhouette humaine. L'on peut bien gonfler d'air les pans de tissus, pâle imitation de vapeurs divines. Erreur. Il faut serrer la silhouette humaine. Ce qu'elle comporte de peau, d'os, de gras, de poils, etc.

Trouverait-on cela trop laid ? Qu'on quitte la haute marche abstraite. La divinisation précise demande une transmutation de l'oeil.

La ligne verticale pointe une beauté de perspective. On ne trouve des lignes pures qu'à l'infini.

L'oeil gluant étalé à la paupière voit les beautés des choses finies. L'imperfection, appel d'air permanent, promesse de complétion à venir, liberté.

sd

vendredi 8 juillet 2016

Manipulation

Dans la paume la manipulation
Le contrôle le mode inopératoire
Du peuple de doigts le long du nerf
Le long du laminoir la mutilation.

La bulle roule sa pointe acre
Le sang jaillit comme une image
D'un peuple de bulles le long du nerf
 Le long du rasoir coupe le massacre.

Casque hérissé de traits noirs
Contre la peau les marques symboliques
Comme aux pas des jubilations
Des déclarations de jeux ordinatoires.

sd

dimanche 3 juillet 2016

Les Pages Ratées : Éluard

La rivière

La rivière que j'ai sous la langue,
L'eau qu'on n'imagine pas, mon petit bateau,
Et, les rideaux baissés, parlons.

Paul Éluard, Capitale de la douleur

Pauvre Éluard, qui n'ose pas avouer sa maladie. C'est la rage tout simplement. Provoqué par un virus de la famille des Rhabdoviridae, les symptômes principaux incluent une grande production de salive et de larmes, et, par l'atteinte au système nerveux, une hydrophobie. N'est-ce pas évident ? La rivière qu'il a sous la langue désigne bien entendu cette salive surproduite qu'il a du mal à déglutir. Cette eau qu'il ne veut pas imaginer, pour laquelle il demande un petit bateau: hydrophobie bien sûr. Il voudrait parler, les rideaux baissés. Parce qu'il a honte. Imaginez bien qu'avec un filet de bave perpétuelle tombant des lèvres, escargot misérable, on dit difficilement je t'aime.

Scons Dut

Pour rire

Quoi de plus ridicule qu'une plainte amoureuse ? Au début, on s'émeut. Puis on fatigue. Il faudrait qu'elle arrête tout de même. C'était joli, mais ça commence à bien faire.

Voyons voir. Que pourrais-je imaginer comme chanson pour satisfaire vos oreilles, diablotins ? Je m'essaye.

*

J'ai fait une rencontre ce matin. Elle a souri. Je lui ai répondu. Par la chute d'un sac d'oranges. Le jus éclaté répandu au sol. Il s'exhale des pensées d'agrumes. Mon visage bleu babille un remerciement. Elle l'accueille à sa nuque découverte. Limite étrange de sa douce chevelure. On y perçoit les jeux et miroirs cachés de rêves échappés dans la forêt. Je suis troublé ...

*

Oui. C'est niais. Êtes-vous satisfaits démons ? Vous préférez le sang au jus d'orange, bien sûr ! ha ! Attendez, attendez, je vous en sers un plein pot.

Qui est S.D. (5)

Avertissement (à F surtout, si tu me lis).
Les lignes qui vont suivre sont dures. 
Elles n'ont aucune autre prétention que d'essayer de clore quelque chose.
Je ne ferai pas ce qui est décrit plus bas.


Elle est mon premier baiser, mon premier amour, et ma première rupture. C'est-à-dire, mon seul baiser, mon seul amour, et ma seule rupture. Où pourrai-je trouver l'expérience du soldat vétéran, celui qui de chaque plaie fait un trophée, couronne au vainqueur de son tourment ?

Autour de moi on s'en sort. Le temps panse les blessures. Quelques mois, quelques années, la source noire de l'oubli ôte l'épine plantée sous l'oeil. De sa terrible présence ne reste qu'un léger pincement de la peau, puit minuscule poudré de sel, comme le cuir à la bosse d'un dromadaire desséché.

Mais comment s'engager dans la série ? Recommencer, ailleurs, autrement, avec quelqu'un d'autre.

Avec quelqu'un d'autre ...

Quel est ton nombre, fantôme ? L'Un est planté en ma poitrine, colonne vertébrale. Sera-ce deux, trois, cinq, ou douze, douze mille cent cinquante sept millions et un ?

Que faire si les Tristans, les Iseults, les Roméos, les Juliettes, d'un coup, se relèvent, surpris de n'être pas mort ? On les verrait passer de l'un à l'autre, s'essayer, en de multiples combinaisons. Comprendre que le philtre, le poison,  n'était qu'un vieux vinaigre qui a tourné, qui fait roter, qui fait péter. Vents grossiers d'un cupidon malpoli.

Les amoureux dans les oeuvres qu'on célèbre meurent à la fin. La mort littéraire est un phormol, agent conservateur de l'éclatante romance, huile de lin appliqué au marbre de leurs lèvres. Transposer un tel acte à nos vies, c'est risquer de finir Bovary. Qui voudrait passer sous la prose acérée de Flaubert ?

Mais si je ne peux pas mourir d'amour, il m'est toujours possible de le rêver. Que dirait S.D., mon plus cher écho, réverbération narcissique au bout de mes doigts ?

*

    S'il m'était donné un coeur moins enfant, peut-être ne se serait pas bâtie la muraille qui me sépare.  
    Je te vois renaître des cendres que j'ai posées sur ton front. Je ne dois pas être si égoïste si j'aime te voir briller sans charbon. Et pourtant je vais l'être encore. Une sombre planète roule à ma poitrine. Les forces me quittent, et je libère l'astre contre vous, famille, proches, et contre toi, chère à mon coeur.
    Hélas, s'il m'était donné un coeur moins enfant, j'oublierais le jeu du bourreau. Je ne me perdrais pas dans la complaisance du massacre que je m'inflige.
    Si tu lis ces lignes, détourne le regard ... je ne voudrais pas ajouter un second pli au voile de tes yeux. Garde l'image; éclat de pierre volcanique arraché à la terre, lancé à la face de la nuit, comète inerte, retombe sans bruit.
   Et pourtant, je m'adresse à toi ... je dis, puis fais le contraire. Je voudrais que tu me sauves sans doute. Mais à quel prix ? Ou bien je pèse un monde à tes épaules, ou bien je sombre.
   Accueille-moi, béance souriante. La chute est longue. Je me retourne. Le cercle rétrécit. Ô minuscule point de fuite, point que tout concentre, où se défont les mailles. Boucles fleuries, je vous aime. Adieu.
sd

**

Rêve monstrueux ... te voilà prisonnier. Souffre ici. Tu ne dérangeras plus mes nuits.

sd

samedi 2 juillet 2016

Qui est S.D. (4)


Qu'est-ce que l'oubli, sinon le passage d'une structure riche à une structure pauvre ? Foncteur impitoyable du coeur à la langue ...

Je raconte mon histoire. Comme si elle était déjà là. Qu'il ne suffit que d'ouvrir l'armoire, extraire le grand manteau, et s'en vêtir. Mais je raconte, j'ordonne, je juxtapose, je coud ensemble les tissus, les chairs. Et le miroir me montre l'arlequin, couleurs bouffonnes, inassorties. Clown pourri.

Il faut que je m'y résolve. On ne peut pas opérer le décompte de l'intensité du souvenir amoureux. On ne peut pas opérer ainsi. J'ai essayé, mais je perds le fil, et ne distingue plus le souvenir et le récit du souvenir. Souvenir amoureux, souvenir monstrueux, souvenir indémontrable.

Je divinise F. Voici comment.

*

F tint parole. Personne d'autre ne sut rien. Je fus tout pour elle. Elle fit trôner mon bonheur au-dessus du sien, comme la Lune éclipse le Soleil. Douze années.

Douze années. C'est ridiculement littéraire. Nous avons fêté ces douze années le douze mai dernier. Comment voulez-vous que je n'en fasse pas une histoire ? Comment résister à la tentation de faire d'une contingence numérique le signe d'une main tendue ?

Ce furent de belles années. Nous avons grandi ensemble. Nous nous sommes soutenus dans les épreuves. Rétrospectivement, je vois le germe de ce qui nous arrive. Il m'a manqué la parole.

**

Petite anecdote. Mon héros est Ulysse. Je préfère l'Odyssée à l'Iliade. Il y a cependant, dans l'Iliade, au chant III, la scène suivante. Du haut des remparts de Troie, Hélène décrit pour Priam les héros achéens. Arrivant à Ulysse, fils de Laërte, aux ruses inépuisables et conseils plein de sagesse, Anténor ajoute le récit (en incise comme souvent chez Homère) d'un soir où il reçut Ménélas et Ulysse en son foyer. Ménélas était plus grand de taille, et fit un beau discours.

    Mais quand se leva Ulysse le subtil,
    Il se tint d'abord immobile, les yeux fixés sur le sol,
    Sans remuer son bâton, ni en avant, ni en arrière;
    Il le gardait tout droit, comme un homme hébété;
    On l'aurait cru quelqu'un qui s'est fâché, ou qui est sot.
    Mais quand, de sa poitrine il laissa sortir sa grande voix,
    Et des mots pareils à des flocons de neige en hiver,
    Alors personne avec Ulysse n'aurait pu rivaliser;
    Et ce n'était plus l'allure d'Ulysse qui nous étonnait.
Iliade, III, v. 216-224
trad. J.-L. Backès 

Des mots pareils à des flocons de neige en hiver. Apparemment, d'après la version bilingue que j'ai, Homère emploie le terme χειμερίῃσιν que je suppose lié au terme χειμών pouvant signifier hiver et froid, mais aussi orage et tempête. Je ne suis pas philologue, donc je ne m'avancerai pas trop sur ce sujet. Mais je trouve magnifique l'ambiguïté entre la douceur d'un flocon de neige, et la puissance terrifiante d'une tempête en hiver.

J'aime cet extrait. Il figure même en tête de mon mémoire de thèse. Là encore, je ne peux pas m'empêcher de voir un signe. C'est ridicule. Mais, là tout de suite, ce qui est sûr, c'est que j'aime cet extrait. Et il me vient quelque fois le désir un peu fou, toujours ridicule, de laisser s'échapper de l'enclos de mes dents une grande tempête de neige douce. Oui, comme Ulysse. Tout pareil. C'est ridicule.

***

F a confirmé qu'elle ne voulait plus être en couple avec moi. Que ce n'était ni un caprice, ni une fantaisie, mais ce qu'elle voulait. Qu'elle aura toujours pour moi une affection très profonde, un amour très spécial, mais pas un amour amoureux. C'était sans doute ce que je craignais le plus d'entendre. Je pensais, vraiment, que de telles paroles me foudroieraient sur place.

Et pourtant, ce n'est pas ce qui est arrivé. On marchait le long d'un lac. Pendant cinq ou dix minutes, je fus étonnée, comme une cloche que les douze coups de minuit frappent en cadence. Douze coup, et la persistence d'un bourdonnement dans l'air, les harmoniques liquides de mon système nerveux sans doute.

Puis, il y eut un sentiment mêlé de paix et d'étrangeté. Une paix intranquille. Et la fierté d'une noble action à compléter: accepter, libérer, et aimer sans retour. 

Et surtout, une admiration sans borne devant ce que F venait d'accomplir. Il m'est très difficile d'en peindre avec justesse les raisons. F, trop longtemps, écrasait ses souhaits, ses désirs, pour ne pas me faire du mal. C'est une erreur, oui, mais aussi le témoin d'une grande force. Et là, je voyais F, s'affirmer, enfin. Se détacher de celui qui fut pendant douze ans l'autel le plus sacré pour elle. Atlas n'a pas cette puissance. Le titan ne saura jamais ôter l'astre noire de ses épaules, et se relever. Jamais F ne fut si belle ...

****

L'exaltation persista deux jours. Parce que je reste soumise à cette mortelle condition, le doute, la peur, la colère, la jalousie, la stupidité. Il est des noblesses que je ne peux soutenir. Des récits que ma chair ne peut pas suivre. Est-il raisonnable de coudre à son coeur l'image d'une tragédie ? Ce qui sort de ma bouche est encore de la salive, rivière sous la langue. Tempête baveuse.

sd, clown odysséen