dimanche 28 août 2016

Les Pages Ratées - Wir sind nur Mund. R.M. Rilke

Frappez-moi ! Car je persiste et creuse encore cette étrange difficulté dans la parole. Déjà avec Jaccottet, aujourd'hui avec Rilke, traduit par Jaccottet.

Commençons.

*

Wir sind nur Mund. Wer singt das ferne Herz,
das heil inmitten aller Dinge weilt ?
Sein großer Schlag ist in uns eingeteilt
in kleine Schläge. Und sein großer Schmerz
ist, wie sein großer Jubel, uns zu groß.
So reißen wir uns immer wieder los
und sind nur Mund.
                                Aber aufreinmal bricht
der große Herzschlag heimlich in uns ein,
so daß wir schrein...
Und sind dann Wesen, Wandlung und Gesicht.

Rainer Maria Rilke

*

Nous ne sommes que bouche. Qui chante le lointain coeur
ayant séjour, intact, au centre de tout ?
Sa grande pulsation au fond de nous se répartit
en moindres battements. Et sa grande douleur,
comme sa grande joie, nous dépasse.
Ainsi sans cesse nous nous arrachons
et ne sommes que bouche. Mais en secret, soudain,
la grande pulsation du coeur nous investit,
et nous crions : enfin
nous sommes être, changement, visage.

trad. Philippe Jaccottet, de Poèmes Épars

*

La difficulté de la poésie. Que serait une bouche pure sinon une béance entre deux béances ? On voudrait recentrer la bouche au coeur, comme l'orifice du puit au-dessus de la source d'eau souterraine. Mais l'opération du sourcier, avec sa maigre antenne de bois, est incertaine, ingrate.

D'après les indications de Jaccottet, ce poème a été écrit après les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée. On raconte que ces derniers recueils, sommet de Rilke, furent mis au monde après une longue et douloureuse gestation, dont, évidemment, il ne connaissait pas le terme.

Ce poème que je vous rapporte est-il donc le témoignage de quelqu'un dont l'attente a été comblée ? J'aimerais y lire l'espérance, fragile, que le silence qui enveloppe est comme la blanche coquille de l'oeuf : lisse et douce sous le doigt, achevant sa fonction à l'instant de la première fêlure.

Brève incartade, cela me rappelle ce court poème de Jaccottet, et j'éprouve une sorte de petite fierté d'avoir exprimé une image similaire (tempête baveuse).

(Je t’arracherais bien ta langue, quelquefois, sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc dans le miroir brandi par les sorcières : bouche d’or, source longtemps si fière de tes sonores prodiges, tu n’es déjà plus qu’un égoût baveux.)

Et bien voilà la difficulté. Une bouche pure, décentrée du coeur, est un sentencieux phraseur, un égoût baveux. Et Rilke de témoigner, presqu'une promesse, que le coeur peut nous investir, et nous crions, recentrés, unifiés (?). Ce cri comme les cris des oiseaux est un chant.


Ah Rilke ... il faudra dire un jour ce qui unit Rilke et l'espérance. Puissé-je un jour moi aussi être centrée. Et pour une fois, je prie pour que ce témoignage rilkéen ne soit pas une page ratée.

sd

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