jeudi 29 septembre 2016

Aubergine

Que je précise, tout de même, que j'ai énormément de mal à assumer le titre de poétesse. Aussi me réfugié-je au moins dans l'exercice patient, zélé comme fayot, de l'écriture formellement adéquate. Je me contenterais volontiers des lauriers fânés, adoubée Versificatrix. Car, au moins, cet exercice, s'il ne déploie aucun talent, affine-t-il au moins l'oeil et l'oreille. Et qui sait, ce travail, comme une gestation, aboutira peut-ếtre à un poème, une image, un seul vers qui mériterait un lot réservé au parking du Temps.

Tenez.
Aubergine, comment es-tu arrivée là ?
Honorable légume à la peau de brume,
Aujourd'hui emoji pour la nuit d'Au-Delà
D'où l'on sort, suifé, lourd, détrempé de bitume.

Mes règles sont : l'alexandrin, soit douze pieds, respectant le plus possible la césure entre les deux hémistiches, avec alternance de rimes masculines et féminines. Et, règle moins formelle, un certain équilibre entre les timbres phonétiques.

Premier problème. Le deuxième vers comporte onze pieds. Pour respecter la métrique, il faut forcer la prononciation "légumeuh-à-la". Ça sonne un peu ridicule, et je pourrais prétendre l'inclure dans la tonalité globalement décalée du poème. Ce serait tricher cependant :)

La correction n'est pas trop difficile. Il suffit de tordre un peu le cou à la grammaire.
Aubergine, comment es-tu arrivé là ?
Honorable légume à l'envers de peau brume,
Aujourd'hui emoji pour la nuit d'Au-Delà
D'où l'on sort, suifé, lourd, détrempé de bitume.
  
Il y a une légère confusion brume/brune qui me permet d'employer brume comme adjectif pour qualifier l'envers de peau. Une ambigüité : brume peut qualifier la peau, ou l'envers de peau. Car qui a déjà ouvert une aubergine a pu constater cette impatience de la chair, comme prête à mousser, à fuir une fois cuite. 

Ou bien, est-ce le légume lui même qui est à l'envers ? Une aubergine inversée pourrait être une pêche, je suppose. 

Il me vient une autre remarque. J'écris honorable. C'est un légume qui mérite les honneurs, notre respect. Mais, puisque je parle des sexes que régit Vénus, vénérable est peut-être plus approprié. C'est un légume que nous devrions aimer, intimement.

Donc.
Aubergine, comment es-tu arrivé là ?
Vénérable légume à l'envers de peau brume,
Aujourd'hui emoji pour la nuit d'Au-Delà
D'où l'on sort, suifé, lourd, détrempé de bitume.

Ça commence à tenir. Mais quid de l'équilibre des timbres ? Je trouve qu'il y a un peu trop de consonnances internes. Ainsi, légume/brume, et aujourd'hui/emoji/nuit.

Autant pour les erreurs et/ou ambigüités précedentes, j'y vois la possibilité d'une certaine unité, autant pour ces résonnances internes, c'est, je crois, simplement un défaut.

Bref, je fais miens tous les dérèglements des sens qui vont dans le sens de plus de hauteur, et rejette comme fautes les autres.

J'espère au moins, chères lectrices, chers lecteurs, que vous vous serez bien amusés :)
sd, tâtillonne

lundi 26 septembre 2016

Chant érotique

Je voudrais écrire quelque chose d'érotique. Je ne pense pas y arriver. Parce que je sens venir, le coup de soc, brutal, du trait d'humour. Rictus contrant Timidité. Oh ! ne viens-je t-y pas de le dire ? Le titre est déjà là.

Poutre Éphémère

Étonnante faiblesse au ventre du poète
au petit corps tremblant, de cire émaculé.
De sa bouche luisant un cor anachorète,
Il chante sous sa peau un Monde cannelé.

Incapable, enchaîné de lauriers à sa lyre,
d'opérer l'ascension la chute au sexe ouvert,
invoque Pan, tout son royaume, peuple satyre,
et le Soleil, le Ciel, enfin, tout l'Univers!

Pour chanter une fesse rose de nuée ...
même pas : une courbe, un seul trait, tourbillon ...
Quel poids ! Quel hommage dis-donc à la ligne ourlée !

évohé ! évohé ! évohé

Effondré l'Olympe, oh non ! ... poète ... couillon : (

SD

Habiter poétiquement le monde (2)

Habiter poétiquement le monde est une formule toujours étrange. Dans ce poste, je l'envisage selon sa connotation mystique. C'est-à-dire, cette disposition qu'aurait le poète à accueillir les leçons cachées dans, comment dire, les signes des choses. Et, disons-le franchement, cette possibilité pour le poète d'établir comme une connexion avec ce qu'il faut peut-être nommer l'ordre divin du monde. Poète prophète.

Cette dimension est manifeste chez Jaccottet, quoique ma formulation ne lui conviendrait sans doute pas, étant trop brutale. Lorsqu'un de ses amis, à peine rencontré, lui demandait
« Mais vous, quelle est votre espérance ? »
 Jaccottet ne sait quoi répondre. Question difficile.  Il tente de saisir son sentiment en poème.

   Poids des pierres, des pensées
   Songes et montagnes
   n'ont pas même balance
   Nous habitons encore un autre monde
   Peut-être l'intervalle
 
Le poète éprouve comme deux ordres de mesures. Le premier, dit-on, serait l'ordre du nombre, « les millions, les milliards d'années ou de kilomètres de la science ». Le second est ce par quoi nous sommes réfractaires au premier, ce par quoi nous éprouvons le sentiment « d'échapper par quelque côté ». Je cite plus longuement.

*
En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignée d'un commencement de foi) est celle que m'a donnée l'expérience poétique; c'est la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l'histoire l'a nommé tour à tour. Ne peut-il donc me donner aucune leçon - hors de la poésie où il parle -, aucune directive, dans la conduite de ma vie ?
Réfléchissant à cela, j'en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m'oriente, du moins dans le sens de la hauteur; puisque je suis tout naturellement conduit à l'entrevoir comme le Plus Haut, et d'une certaine manière, pourquoi pas ? comme on l'a fait depuis l'origine, à le considérer à l'image du ciel...
Alors il me semble avoir fait un pas malgré tout. Quand même je ne pourrais partir d'aucun principe sûr et que mon hésitation se prolongeât indéfiniment, quand même je ne pourrais proposer à mon pas aucun but saisissable, énonçable, je pressens que dans n'importe quelles conditions, à tout moment, en tout domaine et en tout lieu, les actes éclairés par la lumière de ce «ciel» supérieur ne pourraient être «mauvais»; qu'une vie sous ce ciel aurait plus de chances qu'une autre d'être «bonne». Et pour être moins vague, il faudrait ajouter que la lumière qui nous parviendrait de ces hauteurs, par éclaircies, lueurs éparses et combattues, rares éclairs, et non continûment comme on le rêve, prendrait les formes les plus diverses, et non pas seulement celles que lui a imposé telle morale, tel système de pensées, telle croyance. Je l'apercevrais dans le plaisir (jugeant meurtrier celui qu'elle n'attendrait pas), mais aussi, ailleurs, dans le renoncement au plaisir (en vue d'une clarté accrue); dans les oeuvres les plus grandes où elle m'a été d'abord révélée et où je puis aller la retrouver sans cesse, mais aussi dans une simple chanson, pourvu qu'elle fût vraiment naïve; dans l'excès pur, la violence, les refus de quelques-uns, mais non moins, et c'est là que m'auront appris surtout les années, dans la patience, le courage, le sourire d'hommes effacees qui s'oublient et ne s'en prévalent pas, qui endurent avec gaieté, qui rayonnent jusque dans le manque. Sans doute est-on sans cesse forcé d'affronter de nouveau, avec étonnement, avec horreur, la face mauvaise de l'homme; mais sans cesse aussi, dans la vie la plus banale et le domaine le plus borné, on peut rassembler ces autres signes, qui tiennent dans un geste, dans une parole usée faite beaucoup moins pour énoncer quoi que ce soit que pour amorcer un échange, ajouter au strict nécessaire du «commerce» un peu de chaleur gratuite, un peu de grâce : autant de signes presque dérisoires, de gestes essayés à tâtons, comme pour rebâtir inlassablement la maison, refaire aveuglément le jour; autant de sourires grâce auxquels mon ignorance me pèse moins.
J'aimerais bien aller au-delà de ce peu; tirer de ces signes épars une phrase entière qui serait un commandement. Je ne puis. Je me suis prétendu naguère «serviteur du visible». Ce que je fais ressemblerait  plutôt, décidément, au travail du jardinier qui nettoie un jardin, et trop souvent le néglige : la mauvaise herbe du temps...
Où sont les dieux de ce jardin? Quelquefois je me vois pareil, dans mon incertitude, à ces flocons de neige que le vent fait tournoyer, soulève, exalte, lâche, ou à ces oiseaux qui, moitié obéissant au vent, moitié jouant avec lui, offrent à la vue une aile tantôt noire comme la nuit, tantôt miroitante et renvoyant on ne sait quelle lumière.

(On pourrait donc vivre sans espérance définie, mais non pas sans aide, avec la pensée - bien proche de la certitude celle-là - que s'il y a pour l'homme une seule chance, une seule ouverture, elle ne serait pas refusée à celui qui aurait vécu «sous ce ciel».

(La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard.)
 Éclaircies, Paysages avec figures absentes - P. Jaccottet

**

Si je devais embrasser une chose que d'aucuns nommeraient foi, ce serait sans doute une foi de cette sorte. Énoncer "Je crois en Dieu" est pour moi trop engageant, comme une couronne que nous offririons du bout des mains et qui nous intime l'ordre de nous tenir droit. J'ai le sentiment que cette formule, exprimée en vérité, pourrait nous embraser. De lumière, comme le vert frais des feuilles de tilleul, espérons-le. Mais de flammes, comme l'huile à la langue des loups, aussi, peut-être. L'exaltation n'est pas un état que je saurais endurer trop longtemps. Et la perspective de ce risque est déjà bien trop vertigineuse pour moi.

Il est possible que, pour ménager ce pauvre corps, il faille tenir le divin à distance. De l'inscrire en filigrane sous le voile du ciel, pour se protéger de ses rayons trop aimants. Et soutenir l'accueil droitement mais aussi rarement que possible.

Que je creuse encore le risque. Quel risque en fait ? L'huile à la langue des loups. Se méfier des images, reconnaître sa faillibilité, discerner, critiquer, etc. voilà ce à quoi nous soumet (nous soumettrait?) la science. Que je prononce "Je crois en Dieu", et aussitôt l'écho "et si ...", et si ceci, et si cela, sempiternel écho, et si c'était faux. Car l'exaltation dans l'huile des images fausses devient fanatisme, une flamme qui aveugle.

***

Ce que Jaccottet ne précise pas est la relation entre, d'une part, la poésie, ou l'expérience poétique, et, d'autre part, la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable au foyer de notre être.

Dans ce recueil, Paysages avec figures absentes, nous avons une situation que je trouve emblématique de ce à quoi une expérience poétique peut ressembler. Le poète, seul, au milieu de paysages presque déserts. Et le poète dit les choses de ces paysages. Mais quoi dire ? On peut chanter la beauté, sous sa forme policée - fleurs, lac, ciel, étoiles, etc. -, ou non - cadavres, fleuves de merde, etc.-; on peut exprimer sa joie, sa peine, etc. Il faut employer le format suscitateur, les règles formelles comme l'aiguillon à la croupe de l'étalon.

S'il fallait être dur à l'encontre de Jaccottet, on dirait que cet insaisissable, cet inconnu tapi au foyer de son être, n'est peut-être que l'écho lancinant de la question «Mais quoi dire ?». Terrible marteau du maître contre les têtes enclumées des poètes. Rappel brutal de leur fonction. Poète prophète, poète fonctionnaire...

Et si ce n'était que ça. Et s'il fallait renoncer à marquer l'absence comme présence, aussi infiniment lointaine qu'elle puisse être. Est-ce vraiment si grave que de trouver un réconfort dans une ouate si légère ? Quel fanatisme pourrait en sortir ? au pire, une velléité un peu vaine d'écrire un bout de mot couleur d'oubli.

   Ô bel oeil du ciel oeil profond
   je vois au travers assassine
   l'ombre étoilée de nuit mutine.
   Plus de pluie sur mon coeur tout rond.

Et que dire du ridicule ! Les moulins imaginaires ont les dents qui grincent, et la pesante bedaine du margouillat, alors qu'il crapahute sous la lampe, se répand dodelin ricanant. Le nul, excessivement précautionneux, enfant idiot qui mue en crainte cathédrale sa peur de squelette au placard.

J'exagère. (et je divague en plus - décidément, je manque de contrôle).

Je ne tiendrai pas ce propos à l'encontre de Jaccottet. Je préfère clore ce billet par une image, déjà rencontrée plus haut, et à laquelle j'adhère spécialement.

Où sont les dieux de ce jardin? Quelquefois je me vois pareil, dans mon incertitude, à ces flocons de neige que le vent fait tournoyer, soulève, exalte, lâche, ou à ces oiseaux qui, moitié obéissant au vent, moitié jouant avec lui, offrent à la vue une aile tantôt noire comme la nuit, tantôt miroitante et renvoyant on ne sait quelle lumière.
(me rappelle les mots sortant de la bouche d'Ulysse, pareil à des flocons de neige en hiver. Ulysse, le revenant, ... est-ce toi qui souffle ?)
sd

dimanche 18 septembre 2016

Habiter poétiquement le monde

Je trouve très énigmatique l'invitation à «habiter poétiquement le monde». Et avant même de demander pourquoi nous devrions l'habiter ainsi, je demande plutôt ce que peut bien signifier cette disposition particulière. Je suis sur cette question, pour l'instant, agnostique. Je me contente de noter, au gré de mes lectures, tel ou tel fragment qui, peut-être, illuminerait ce noeud d'un éclat spécifique. Et je crois bien avoir trouvé une pièce de cet ordre chez Jaccottet, dans le recueil intitulé Paysages avec figures absentes. Dans ce recueil, écrit en prose, Jaccottet se fait le Peintre de paysages, ou plutôt, le Passager de ces paysages, ou encore, le Traversé de ces paysages. Paysages frugals. Qui par moment, comme une lumière sous la porte, laisse entrevoir une absence, une échappée.

*
[...] Divers signes, les uns réels comme l'autel aux nymphes, les autres (beaucoup plus nombreux) partiellement ou totalement imaginaires, orientaient ici l'esprit vers un certain point de l'espace et du temps, vers la Grèce, vers l'Antiquité; non pas le moins du monde dans un mouvement d'érudition ou de réflexion abstraite (pas davantage de retour au passé comme à un temps meilleur que le présent, de fuite dans le révolu), ni d'une façon méthodique ou exclusivement rationnelle. La leçon que je devinais cachée dans le monde extérieur ne pouvait être énoncée qu'obscurément, telle qu'elle avait été écoutée : dans l'intérieur de ces lieux était un souffle, ou un murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais; déchirant de fraîcheur, déchirant de vieillesse. Je ne croyais pas, est-il besoin de le dire? que les nymphes fussent revenues, ni même qu'elles eussent jamais été visibles; je n'allais pas me mettre à prononcer des prières ou à chanter des hymnes grecs. Simplement, c'était comme si une vérité qui avait parlé plus de deux mille ans avant dans des lieux semblables, sous un ciel assez proche, qui s'était exprimée dans des oeuvres que j'avais pu voir ou lire (et dont l'école, par chance, avait su me communiquer le rayonnement), continuait à parler non plus dans des oeuvres, mais dans des sites, dans une lumière sur ces sites, par une étrange continuité (que certains aspects de l'Histoire nous cachent). Encore était-ce trop préciser; pour être tout à fait exact, je devrais, après avoir évoqué l'image de la Grèce, l'effacer, et ne plus laisser présents que l'Origine, le Fond : puis écarter aussi ces mots; et enfin, revenir à l'herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd'hui dans l'air, et demain aura disparu. [...]
Paysages avec figures absentes
 **

J'ai repris, depuis peu, la lecture de Totalité et Infini, de Lévinas. Je ne suis évidemment pas du tout qualifiée pour me permettre "d'appliquer" l'approche lévinassienne à la poésie de Jaccottet. C'est pourtant ce que je vais faire, car le risque est faible qu'on m'assassine lorsque j'ouvrirai la porte.

Dans cet extrait, le poète semble être un terme d'une certaine relation. Relation avec quoi ? avec qui ? Quelques signes manifestes, des dieux, des nymphes, d'abord. Mais c'est encore trop. Il précise qu'il s'agit d'une leçon. Une parole donc, une parole de maître, mais sans forme précise, sans concept vehiculé. Le poète évoque ensuite l'Origine, le Fond, mais c'est encore trop. Probablement trop totalisant. Et, animé d'une certaine tension, comme pour rester droit, pour éviter un trop violent revêtement par la chape des mots, le poète demande à revenir à l'herbe, aux pierres, à cette fumée qui bientôt aura disparu.

Le poète se fait ici l'exemple d'une certaine attitude. Il succombe presque. Ou plutôt s'agenouille devant cette manifestation que rien dans sa bouche ne peut saisir. Le poète se retire. Il fait comme un pas en arrière, pour attester la distance.

Peut-être, et j'emprunte plus explicitement le vocabulaire de Lévinas, peut-être que ce à quoi le poète fait face n'est pas tant un paysage, mais un Visage. (Ce recueil Paysages avec figures absentes auraient sans doute pu s'intituler Visages avec formes absentes, voire même tout simplement Visages [1].) Et ce mouvement de retrait du poète atteste, peut-être, du respect de la première parole du visage «Tu ne tueras point». Plus encore, ce mouvement atteste la bonté du poète, en ce que, porteur de la responsabilité de ne pas tuer, et libre de le faire, il choisit le maintien face-à-face, attitude de justice et de vérité. Terrible puissance du visage.

Je ne résiste pas à l'envie de citer deux autres extraits du même recueil.

***

Il apparaît aussi, une fois de plus, que la comparaison peut éloigner l'esprit de la vérité, l'énoncé direct la tuer, n'en saisissant que le schéma, le squelette. De sorte que l'on songe à nouveau au détour,  à la saisie, en passant, d'un élément, à propos d'autre chose peut-être; voire à une phrase qui semblerait d'abord sans rapport avec les éléments donnés. C'est-à-dire, non plus à une comparaison entre deux réalités sensibles, concrètes, telles qu'écume et lingerie; plutôt, à une prolongation, à un approfondissement de la chose visible selon son sens obscur et en quelque sorte imminent, à une manière d'orientation; à l'ouverture d'une perspective. La tâche poétique serait donc moins, ici, d'établir un rapport entre deux objets, comme pour le faire au-dessus d'eux scintiller, que de creuser un seul objet, ou un noeud d'objets, dans le sens où ils semblent nous attirer, nous entraîner.
Travaux au lieu-dit l'Étang

****

Qu'est-ce donc que j'aurais voulu dire ? L'émotion (exaltante, purifiante, pénétrant au plus profond) d'entendre, me trouvant au-dessus d'une vaste étendue de terre, de bois, de roche et d'air, les voix d'oiseaux invisibles suspendues en divers points de cette étendue, dans la lumière. Il ne s'agit pas d'un exercice de poésie. Je voudrais comprendre cette espèce de parole. Après quoi (ou même sans l'avoir comprise, ce qui vaudrait peut-être mieux), je serais heureux de la faire rayonner ailleurs, plus loin. Je cherche des mots assez transparents pour ne pas l'offusquer. Je sais par expérience (mais le devinerais aussi bien sans cela) que j'ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité. Elle est ici et là, distribuée dans le jour, et les mots ne parviennent pas à la saisir, ou s'en écartent, ou l'altèrent. Les images, quelquefois, en éclairent un pan, mais pour laisser les autres obscurs; et l'énoncé direct, le plus simple, quelque chose comme : «l'étendue est peuplée d'oiseaux invisibles qui chantent», ce que l'on rêve d'obtenir, une ligne sans ornements et sans détours, tracée avec modestie, presque naïvement, serait-ce qu'il nous est désormais impossible d'y atteindre ? Il semble qu'il faudrait dormir pour que les mots vinssent tout seuls. Il faudrait qu'ils fussent venus déjà, avant même d'y avoir songé.
   Probablement n'est-ce que moi qui trébuche.
Oiseaux invisibles

*****


Ainsi le poète peut-il soutenir aussi longtemps l'effort du face à face avec ce visage ? Rien n'est moins sûr. Ce retrait n'est jamais si loin de la fuite, c'est-à-dire de l'anéantissement de l'Autre dont il accueille le visage. Il y a comme un air de tragédie ...

Cette fumée qui demain aura disparu.
L'inéluctable meurtre 
par la bouche du poète à peine tue.

sd

[1] Noter que le recueil s'intitule Paysages avec figures absentes et non pas Paysages sans figures. Il y a donc présence d'une certaine figure qui pourtant ne se laisse pas saisir. En ce sens, cette figure est proche du Visage lévinassien.