lundi 10 octobre 2016

Les Pages Ratées - De la bouteille lentement ..., Ossip Mandelstam, trad. F. Kérel

De la bouteille lentement coulait le flux du miel doré. 
Si lent et si épais que l'hôtesse eut le temps de dire 
– Ici, dans la triste Tauride où le destin nous a jetés, 
Nous ignorons l'ennui – Et elle regarda par-dessus son épaule.

Partout les communs de Bacchus, comme si n'étaient alentour
Que les vigies et que les chiens. On ne rencontre pas une âme.
Semblables à de lourds tonneaux roulent paisiblement les jours.
Rien à comprendre ni répondre aux voix dans la cabane.
Nous sortîmes après le thé dans l'immense jardin marron,
Les sombres stores étaient baissés comme des cils aux fenêtres.
Et les collines somnolentes ruisselaient d'air en fusion
Devant les blanches colonnes d'où nous contemplâmes les vignes.

J'ai dit : c'est comme une antique mêlée où le vignoble vit,
Où d'hirsutes cavaliers s'affrontent en cohortes bouclées.
Dans la pierreuse Tauride c'est la science de l'Hellade, et voici
Arpents dorés après arpents de fières terrasses rouillées.

Dans la chambre aux murs blancs le silence est dressé comme un rouet.
On respire la peinture, le vinaigre, le vin remonté de la cave.
Souviens-toi, chez le Grec, combien de temps, celle que tous aimaient,
Pas Hélène, mais l'autre, elle est restée à broder son ouvrage.

O ! Toison d'or, où puis-je te chercher, O ! Toison d'or ?
La vague sourde avait grondé tout au long du voyage
Et, laissant son vaisseau, les gréements rompus sur les mers
Empli d'étendue et de temps Ulysse s'en revint.

Ossip Mandelstam, trad. François Kérel

Alors alors alors ! Mandelstam s'ennuie, mais ne veut pas s'ennuyer ?! Effectivement, n'avez-vous pas remarqué, chère lectrice, cher lecteur, que l'ennui profond condense l'air en un épais volume de poix. Tout ralentit, s'immobilise, presque.

Quelle est cette lenteur ? La lenteur des choses lourdes d'énergie brûlante. Elles s'émeuvent comme des dieux : d'éternité. Les vignes peignent les cohortes noueuses d'Achéens aux remparts des Troyens, figées dans la rage de la guerre. Le poëte transmue l'immobilité de l'ennui en l'immobilité de deux titans de forces égales s'étreignant. Pénélope, patience tellurique.

Seule cette dernière strophe résiste ... Ulysse, transformé par son voyage, comme Jason, revient, plein d'ouverture, de dénouement. Est-ce l'annonce du mouvement final, comme l'allegro après l'adagio ? Je ne sais pas. Mais patience, patience.

Oui voilà. Comment dire mieux tout ça ?

On s'ennuie ...
Non, on ne s'ennuie pas.
Amuse-toi de patience.
Éprouve ta patience.
Patiemment, espère.

Ben voilà, c'est plus facile à retenir comme ça.

sd

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